Julien Green

Journal

France   1948

Genre de texte
Journal intime

Contexte
Ce récit de rêve prend place à l’entrée datée du 11 octobre 1948.

Texte témoin
Journal, Paris, Plon, 1969, vol. 1: 1928-1949, p. 813-814.




Un rêve absurde

L’homme-rat

Un rêve absurde qui me renseigne pourtant sur ce que j’ai toujours pensé d’un personnage qu’il m’arrive de rencontrer quelquefois. Une voix me dit : «Il y a des rats au jardin. Allez les tuer.» Je prends un balai et me rends au jardin où je vois, en effet, un gros rat sur lequel j’assène un magistral coup de balai, mais le rat n’a pas l’air de s’en porter plus mal, me fait face, au contraire, d’un air fort menaçant (je reconnais là le souvenir des rats de Washington où ils sont, paraît-il, presque aussi nombreux que les habitants). À cette seconde arrive un ami qui s’adresse au rongeur, lequel se change aussitôt en homme fort élégamment vêtu d’un par-dessus marron, avec un foulard bariolé autour du cou, l’air d’un Anglais en voyage. Grande ressemblance avec X… Je m’approche de lui, un peu confus, et lui dis : «Je m’excuse d’avoir cherché à vous tuer à coups de balai, mais vraiment, je vous avais pris pour un rat.» Il fait de la main un geste à la fois poli et dédaigneux, comme pour mettre une barrière entre lui et moi, et d’une voix très mondaine, il me dit : «Ne vous excusez pas. Je suis un rat.» J’en étais sûr.

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