Bernard Assiniwi

Sagana : contes fantastiques du pays algonkin

QuĂ©bec   1972

Genre de texte
Conte

Contexte
Cet extrait est tiré du conte «Sagana» : Le royaume de Saguenay (p. 63-82).

Ce rêve permet d’abord au marcheur sans nom de retrouver son nom : Bawadjigan (ce qui signifie : «Il est un rêve»). Mais ce rêve permet surtout à Bawadjigan de se rappeler son frère, son père mort, les compagnons de son père morts, son cousin mort, et encore plus une nuit où son père mort lui est apparu pour lui confier une mission : avertir Sagana de l’arrivée des hommes blancs. Sagana : «le monde de l’esprit», monde de l’harmonie, monde parallèle au monde terrestre et que seul un être humain peut atteindre si son esprit est assez puissant et exempt de haine et de sentiments guerriers. Cette mission, Bawadjigan l’avait entreprise au cours du présent voyage, mais son esprit l’avait oubliée en cours de route.

Notes
Selon le lexique des mots indiens contenu dans Sagana : contes fantastiques du pays algonkin :

SAGANA : «Le monde de l’esprit», dans la tradition algonquienne ; Le mot «Saguenay» est ce mot déformé.
DOH-NAH-KOH-NAH :Grand chef WENDAT du groupe iroquois, capturé par Jacques Cartier et emmené en France lors de son deuxième voyage en 1535-36. Il mourut sans revoir son pays.
NADOWÉS : Gens de guerre – (iroquois).
WIMITIGOJIS : Des Français (littéralement : des becs à bois = des pics-bois).
ANISH-NAH-BÉS : L’homme, l’indien, l’être humain.
BAWADJIGAN : Il est un rĂŞve.
MITIGO-TCHIMAN : Grand canot, Ă  voile.
STA-DA-KO-NÉ : village iroquoien établi sur une large pointe de terre dominée par une montagne, le cap-aux-Diamants et où Jacques Cartier séjourne pendant l'hiver de 1535-1536.
DOM-AGAYA :Compagnon de Doh-Nah-Koh-Nah capturé en même temps par Jacques Cartier, et mort en France.TAY-AG-NO-AG-NI : Compagnon de Doh-Nah-Koh-Nah et Dom-Agaya capturé par Jacques Cartier et mort en France.
BIBON: Le froid de l’hiver.
JA-WA-NI-NODIN : Le vent du sud.

Édition originale
Bernard Assiniwi et Isabelle Myre, Sagana : contes fantastiques du pays algonkin, Montréal, Leméac, coll. «Ni-T’Chawama / Mon ami mon frère» 1972, p. 66-70.




RĂŞve de Bawadjigan

Rappel de sa mission

Alors, tourmenté par la faim et angoissé par cette sensation d’étrangeté née au cœur de cette dernière période de marche, il s’étendit sur le sol mousseux, au pied d’un grand pin. Le sommeil, essentiel à sa survie, l’emporta vers le rêve.

Il se revit, avec son frère, encore adolescent, assis sur une souche, au bord de la rivière. Tous deux regardaient venir vers eux DOH-NAH-KOH-NAH, leur père, chef de la tribu des NADOWÉS.

Mais soudain, des WIMITIGOJIS s’étaient emparés de lui.

Maintenant lui-même et son frère fuyaient à travers la forêt, en direction du froid, vers le territoire de la tribu des ANISH-NAH-BÉS, de crainte d’être faits prisonniers aussi.

ANISH-NAH-BÉS! oui. Né NADOWÉ, il était devenu, par adoption, membre de la tribu des ANISH-NAH-BÉS. Et il était . . . Il était . . . BAWADJIGAN.

Son nom Ă©tait BAWADJIGAN.

Il ressentit dans son sommeil une joie puissante au souvenir de son nom.

Puis, soudain, toujours accompagné de son frère, il aperçut l’embouchure de la rivière. Sur cette large étendue d’eau flottait le MITIGO-TCHIMAN À son bord, DOH-NAH-KOH-NAH, chef de la tribu des NADOWÉS, serait bientôt amené de force par les WIMITIGOJIS vers leur lointain pays.

Et au moment où le gros canot à voile allait se laisser glisser au fil de l’eau, l’adolescent vit un long cri sortir de la poitrine de son père, DOH-NAH-KOH-NAH, comme un appel puissant confié au fil du vent.

Alors il voulut étendre la main pour saisir le gros canot et le tirer sur la berge. Mais un étrange tremblement s’empara de lui. Il ne put bouger. Sa main demeura rivée au sol comme un tronc de bouleau profondément enraciné. Tout son corps tremblait. Seuls ses yeux demeuraient rivés au gros canot maintenant jouet des flots et des vents.

Quand la dernière pointe de la plus haute voile se fut confondue à l’horizon liquide, alors seulement cessa le tremblement au corps du NADOWÉ, fils de DOH-NAH-KOH-NAH.

À la mort de leur mère, leur père seul les avait élevés.

Alors, sans parole, dans le silence du corps et de l’esprit, les deux adolescents reprirent leur fuite en direction du froid.

Puis ils avaient vécu au sein de la tribu des ANISH-NAH-BÉS, recueillis et adoptés par elle.

Que de fois n’étaient-ils pas retournés à la bourgade de STA-DA-KO-NÉ afin d’obtenir des nouvelles de leur père!

Et soudain, BAWADJIGAN se revit avec DOM-AGAYA, un des compagnons de son père, aussi prisonnier et emmené jadis de force sur le MITIGO-TCHIMAN, vers le pays des WIMITIGOJIS situé de l’autre côté de la grande mare d’eau salée. DOH-NAH-KOH-NAH, son père, était mort en ces terres étrangères d’une maladie appelée la «petite vérole». TAY-AG-NO-AGNI leur cousin, était aussi mort dans ce pays maudit, au climat humide, où les gens se prosternaient devant un grand chef sans avoir le droit de le toucher. Et BAWADJIGAN apprit que son père KOH-NAH avait révélé à ces étrangers l’existence du monde de SAGANA et de ses étranges habitants.

Au mot «SAGANA» prononcé en son rêve, BAWADJIGAN perçut un murmure insolite parvenant à lui d’une autre réalité. Il en fut réveillé!

La forêt entière semblait pleurer!
La forêt entière semblait se plaindre!
Alors BAWADJIGAN, le NADOWÉ devenu ANISH-NAH-BÉ sut . . . Il sut le nom de cette sorte de malaise angoissé ressenti tout au long du soleil précédent . . . Il sut la peur…
La peur… parfois fille de l’incompréhension des choses qui nous entourent!
La peur . . . parfois issue de l’impossibilité de toucher du doigt certaines réalités de l’esprit!
La peur . . . ressentie quelques lunes passées, au cœur d’une nuit froide de BIBON, à l’apparition de son père mort depuis longtemps déjà!

DOH-NAH-KOH-NAH : Fils, ne crains pas ma présence ici.
Mon corps est devenu poussière mêlée à la terre mais mon esprit survit. Et même si ce corps décomposé s’est confondu avec la terre d’un pays lointain, mon esprit est revenu errer dans les parages familiers de mon enfance.
L’esprit de DOH-NAH-KOH-NAH vient te confier une importante mission. Mes semblables seuls peuvent en recevoir transmission. Deviens donc, BAWADJIGAN, fils de DOH-NAH-KOH-NAH, ancien chef de la tribu des NADOWÉS, porteur du message de l’esprit de DOH-NAH-KOH-NAH.
Il existe une terre appelée «SAGANA».
Cette terre, seul un esprit habitant un corps humain peut l’atteindre. C’est un territoire sis au-delà des dualités du monde terrestre, mais pour y parvenir, un corps humain est indispensable. Il s’atteint par la fusion pacifique du corps et de l’esprit d’un homme. L’expédition sera donc pour toi, fils, longue et difficile.
Nourri par l’espoir d’être ramené en notre sol, DOH-NAH-KOH-NAH a révélé aux WIMITIGOJIS l’existence de SAGANA. Mais leur maladie a eu raison de son corps.
Et maintenant, sans corps humain, DOH-NAH-KOH-NAH ne peut retourner au monde de SAGANA et avertir ses habitants de la venue prochaine d’étrangers avides de leurs métaux de soleil et de feu.
Tu te présenteras donc comme l’envoyé de DOH-NAH-KOH-NAH. Ils te feront voir leur merveilleux territoire. Et ils sauront prendre les moyens pour éviter la guerre avec les puissants WIMI-TIGOJIS.
Aux premiers souffles chauds de JA-WA-NI-NODIN, tu partiras vers SAGANA.
Et ne crains rien. Tout au long de l’expédition, l’esprit de DOH-NAH-KOH-NAH te guidera vers l’état intérieur capable de te faire percevoir SAGANA. Tu ne te perdras pas.
DOH-NAH-KOH-NAH a parlé!

Narrateur : La crainte au centre du cœur, la faim au cœur du ventre, BAWAD-JIGAN se rappelait enfin le but de cette expédition.
Maintenant, mi-appuyé au grand pin, mi-couché sur la mousse humide, il se mit à contempler sa faim et sa crainte.
Et peu à peu, il s’enfonça au-delà de la faim et de la crainte.

Texte sous droits.

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