Carl Gustav Jung

L’homme à la découverte de son âme

Suisse   1942

Genre de texte
Essai

Notes
Jung (1875-1961) a été un disciple de Freud avant de s’en séparer. Il s’en détachera notamment sur la façon d’interpréter les rêves.
«Très souvent les rêves ont une structure bien définie, qui a visiblement un sens, et manifeste quelque idée ou intention sous-jacente, bien qu’en règle générale ces dernières ne soient pas immédiatement intelligibles. Je commençai donc à considérer s’il ne fallait pas accorder plus d’attention à la forme et au contenu du rêve, au lieu de se laisser entraîner par la ‘libre’ association et l’enchaînement des idées vers des complexes que l’on pouvait aussi aisément atteindre par d’autres moyens.» (Essai d’exploration de l’inconscient, Gonthier, 1964, p. 32-33)

Texte témoin
Payot, 1962, p. 198-203.




Le jeune homme à la pomme

Un symbole de séduction

Par exemple, un jeune malade rêve :

Je me trouve dans un jardin et j’y cueille une pomme. Je regarde avec précaution autour de moi, pour voir si personne ne m’a vu.

Ses associations sont les suivantes: il se souvient avoir dérobé une fois, étant enfant, quelques poires dans un jardin. Le sentiment d’avoir la conscience chargée, qui est particulièrement vivace dans le rêve, lui rappelle une mésaventure de la veille. Il rencontra dans la rue une jeune fille de sa connaissance, qui le laissait indifférent, et il échangea avec elle quelques mots; à cet instant passa un de ses amis et un curieux sentiment de gêne s’empara de lui, comme s’il avait eu quelque chose à se reprocher. La pomme lui rappelle la scène du paradis terrestre et le fait qu’il n’a jamais compris pourquoi goûter au fruit défendu eut des conséquences si lourdes pour Adam et Ève. Il s’était toujours irrité de cette injustice divine, Dieu ayant créé les hommes comme ils sont, avec leur âpre curiosité et leurs appétits inassouvis.

Il vient également à l’esprit du rêveur que son père l’a puni souvent pour certaines choses de façon incompréhensible, et avec une sévérité toute particulière un jour où il fut surpris à observer en cachette des petites filles au bain. Ici s’associe l’aveu que dernièrement il s’est embarqué dans une aventure sentimentale avec une servante, aventure qui n’est pas encore parvenue à ses fins naturelles. La veille du rêve il eut un rendez-vous avec la servante.

L’ensemble de ces associations a trahi de toute évidence l’intime relation du rêve et de cet événement de la veille. La scène de la pomme, à en croire les matériaux associatifs qu’elle suscite, semble bien évidemment vouloir symboliser une scène érotique. Une foule d’autres motifs, d’ailleurs, incitent à penser que ce rendez-vous de la veille se répercute jusque dans les rêves du jeune homme: il y cueille la pomme paradisiaque que la réalité lui a encore refusée. Toutes les autres associations concernent l’autre fait de la veille, ce curieux sentiment d’avoir mal agi, d’avoir la conscience chargée, qui s’empara du jeune homme alors qu’il s’entretenait avec une jeune fille indifférente. Ce sentiment se retrouve dans l’évocation du péché originel et dans le rappel des velléités érotiques de son enfance, si sévèrement punies par son père. Toutes ces associations convergent vers la culpabilité.

Envisageons ces matériaux du point de vue déterministe inauguré par Freud, ou encore, comme Freud s’exprime, «interprétons» ce rêve.

Il subsiste de la journée précédente un désir insatisfait; ce désir, en rêve, est réalité dans le symbole de la pomme cueillie. Pourquoi la satisfaction du désir s’enveloppe-t-elle dans une image symbolique, au lieu de se réaliser en une pensée sexuelle claire? Freud, pour toute réponse, attire l’attention sur le sentiment de faute commise, de culpabilité, indéniable dans notre exemple, et il dit: c’est la morale imposée au jeune homme dès son enfance, qui, s’efforçant de réprimer des vœux de cette sorte, confère à une aspiration toute naturelle une saveur embarrassante et ignominieuse. C’est pourquoi la pensée gênante refoulée ne peut se frayer un passage que de façon symbolique. Comme il y a incompatibilité entre ces pensées et la conscience morale, Freud suppose, postule une instance psychique qu’il appelle la censure et qui veillerait à empêcher le souhait malséant de pénétrer sans ambages dans la conscience.

La façon de voir finaliste, que j’oppose à la conception freudienne, ne signifie pas, comme je le souligne expressément, une négation des causes du rêve, mais elle n’en conduit pas moins à une tout autre interprétation de ses matériaux associatifs. Les faits en eux-mêmes, à savoir les associations, demeurent inchangés, mais on les confronte avec une autre unité de mesure. Posons le problème de façon toute simple et demandons-nous : à quoi sert, à quoi rime le songe, que doit-il susciter? Cette question n’est pas arbitraire puisqu’on la pose pour toute activité psychique. Pour chacune et d’ailleurs en toute circonstance, on peut se demander «pourquoi?» et «dans quel but?» Toute création organique met en oeuvre un système complexe de fonctions au but bien défini et chacune de ces fonctions, à son tour, peut se décomposer en une suite d’actes et de faits concourant par leur orientation à l’édifice commun. Il est clair que le rêve adjoint à l’épisode érotique de la veille des matériaux qui soulignent, en premier lieu, un sentiment de culpabilité inhérent à l’acte sexuel. Cette association a, la journée précédente, révélé toute son efficacité lors de la rencontre avec la jeune fille indifférente; là aussi le sentiment de la conscience chargée s’adjoignit spontanément et inopinément, comme si cette rencontre comportait une culpabilité quelconque de la part du jeune homme. Cet épisode aussi s’intrique au rêve; il s’y trouve amplifié par l’association de matériaux correspondants, et représenté à peu près sous la forme du péché originel, qui nous valut les calamités que l’on sait.

J’en conclus que l’auteur de ce rêve porte en lui une tendance, un penchant inconscient à voir une faute, certains diraient un péché, dans tout ce qui touche à la sphère et aux satisfactions érotiques. Il est caractéristique que le rêve s’empare du péché originel, dont le jeune homme n’a d’ailleurs jamais compris la punition draconienne. Ce rapprochement montre pourquoi le rêveur n’a pas tout simplement pensé:

«Ce que je fais là n’est pas bien.» Il ne paraît pas savoir, l’idée ne l’effleure même pas, qu’il pourrait condamner ses entreprises érotiques à cause de leur moralité douteuse. C’est bien en réalité le cas. Consciemment, il pense que sa conduite est, au point de vue moral, totalement indifférente: tous ses amis et connaissances feraient de même; en outre, il ne réalise pas le moins du monde pourquoi il y aurait lieu de s’en formaliser.

Ce rêve est-il absurde ou est-il lourd de sens? Le tout est de savoir si le point de vue immémorial de la morale traditionnelle est lui-même absurde ou d’une portée capitale. Je ne veux pas me perdre dans les détails d’une discussion philosophique, mais simplement remarquer que l’humanité a, sans doute, obéi à de puissants mobiles en inventant cette morale; sinon l’on ne comprendrait vraiment pas pourquoi elle a refréné une de ses aspirations les plus puissantes. Si nous apprécions cet état de choses à sa juste valeur, il nous faut reconnaître la profonde signification d’un rêve qui montre au jeune homme la nécessité de considérer ses entreprises érotiques du point de vue moral. Les plus primitives parmi les peuplades ont, déjà, souvent une réglementation sexuelle extraordinairement sévère. Cela prouve que la morale sexuelle, spécialement, constitue, au sein des fonctions psychiques supérieures, un facteur qu’il faut se garder de sous-estimer. Dans notre cas, l’on pourrait donc dire que le jeune homme, léger, et comme hypnotisé par l’exemple de ses amis, s’abandonne à ses tentations érotiques; il oublie que l’homme est aussi un être moralement responsable, qui, s’étant lui-même donné la morale, bon gré, mal gré courbe l’échine sous le joug de sa propre création. Nous pouvons, dans ce rêve, discerner «la fonction contrepoids» de l’inconscient: les pensées, penchants et tendances, que la vie consciente ne met pas suffisamment en valeur, entrent en action, comme par allusion, durant le sommeil, état où les processus conscients sont presque totalement éliminés.

Il est vrai que l’on va se demander quel profit le rêveur en obtiendra, puisque, à coup sûr, il ne saurait comprendre son rêve.

En guise de réponse, faisons remarquer que la compréhension n’est pas un phénomène purement intellectuel; l’expérience montre qu’une infinité de choses, incomprises intellectuellement parlant, peuvent influencer, voire convaincre et orienter l’homme de façon décisive. Rappelons seulement l’efficacité des symboles religieux.

Le symbolisme des rêves, si discuté, sera apprécié de façon fort différente selon qu’on le considère du point de vue causal ou du point de vue final. Le déterminisme de Freud postule l’existence d’une envie, d’un souhait refoulé qui s’exprime dans le rêve. Ce désir est toujours relativement simple et élémentaire, bien que susceptible de se draper en de multiples déguisements. Ainsi, le jeune homme de notre rêve aurait aussi bien pu avoir rêvé qu’il devait ouvrir une porte avec une clef, qu’il volait en avion, ou qu’il embrassait sa mère, etc. Du point de vue freudien, tout cela pourrait avoir la même signification. Dans cette voie, l’école freudienne orthodoxe en est arrivée, pour citer un exemple frappant, à voir à peu près dans tous les objets longs qui apparaissent dans les rêves, des symboles phalliques et dans tous les objets ronds ou creux des symboles féminins.

La conception finaliste restitue aux images du rêve la valeur qui leur est propre. Si, par exemple, au lieu de la scène de la pomme, notre jeune homme avait rêvé qu’il devait ouvrir une porte à l’aide d’une clef, à ce rêve différent auraient correspondu des matériaux associatifs essentiellement différents; ceux-ci, à leur tour, auraient complété la situation consciente de façon différente et l’auraient placée dans une ambiance et un cadre bien étrangers aux circonstances générales, précisées grâce à la scène de la pomme. Vue sous cet angle, la richesse du sens des rêves repose précisément sur la diversité des expressions symboliques et non sur leur réduction univoque. Le déterminisme causal tend, de par sa nature même, vers cette réduction univoque, c’est-à-dire vers une codification des symboles et de leur sens. Le point de vue finaliste, au contraire, voit dans les variations des images oniriques le reflet de situations psychologiques infiniment variées. Il ne connaît pas pour les symboles de signification figée; pour lui, les images oniriques sont importantes en elles-mêmes, car c’est en elles-mêmes qu’elles portent la signification qui leur vaut jusqu’à leur apparition au cours d’un rêve. Dans notre exemple, le symbole, vu sous cet angle, a presque la valeur d’une parabole: il ne dissimule pas, il enseigne. La scène de la pomme fait allusion clairement à la faute personnelle, tout en estompant la scène du paradis.

Selon le point de vue adopté, l’on concevra donc, comme on le voit, le sens du rêve de façon fort diverse. La question est de savoir quelle est la conception la meilleure ou la plus véridique.

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