Mordecai Richler

L’apprentissage de Duddy Kravitz

Canada   1959

Genre de texte
roman

Contexte
Ce rêve arrive dans la troisième partie, au milieu du chapitre 4.

Virgile, poète épileptique que Duddy faisait travailler dans sa compagnie montréalaise, a un accident avec le camion de la compagnie et est hospitalisé. Ses blessures sont graves : il va rester paralysé à vie. Yvette rejette le blâme de l’accident sur Duddy parce que ce dernier savait que Virgile était épileptique et qu’il pouvait être dangereux de conduire. Duddy se sent coupable. Lorsqu’Yvette annonce à Duddy qu’elle va le quitter afin de pouvoir s’occuper de Virgile à Ste Agathe, la situation de Duddy se dégrade. Il engage diverses secrétaires, congédie des employés au hasard, frappe un vieil ami et rédige une lettre de suicide. À la fin, Duddy tombe en dépression nerveuse, se met au lit et y reste durant des jours. C’est alors qu’il fait cette série de rêves délirants, où réapparaissent l’accident, Yvette et d’anciennes connaissances.

Texte original

Texte témoin
L’Apprentissage De Duddy Kravitz Traduit de l’anglais par Jean Simard. Montréal : Pierre Tisseyre, 1976, p. 392-397.

Édition originale
The Apprenticeship of Duddy Kravitz Toronto : McClelland and Stewart Limited, 1959, p. 299-302.




Rêve délirant de Duddy

Le faucon maltais

«J’vas m’coucher,» pensa-t-il, «et j’me lève plus jamais — à moins qu’quelqu’un vienne me chercher.» Mais personne ne vint et la chaleur lui donna mal à la tête. Il rêva de nouveau que les bulldozers d’un inconnu défrichaient ses terres. Il se vit horriblement mutilé dans un accident de voiture. Yvette venait le voir à hôpital, mais il était trop tard. Les médecins l’entraînaient dans le corridor. «Une certaine Yvette. Il lui a laissé tout ce qu’il possédait.» Vas-y! Pleure toutes les larmes de ton corps, garce! Dans un autre rêve, vieillard de quarante ans, chauve, édenté, alcoolique, il frappait à la porte d’une maison cossue pour mendier une tasse de café. Yvette lui ouvrait, vêtue d’un manteau de vison. Le reconnaissant, elle tombait à ses genoux, mais Duddy refusait de rester; se dégageant de son étreinte, il s’éloignait en clopinant. «J’ai la marque de Caïn sur le front,» lui disait-il. Il s’éveillait avec un cri d’angoisse. Son lit flottait comme un radeau sur un remous de pelures d’oranges, de vieux journaux, de mégots, de verres poisseux, de bacs à glace à moitié remplis d’eau. Au moment où le soleil perçait le brouillard pour l’atteindre un oiseau de proie tournoyait de façon menaçante, une vague le déposait sur une île. «D’où vient l’homme blanc?» demandait un indigène. «Je crois qu’il est mourant,» disait son frère. «Conduisez-moi à votre chef,» faisait Duddy. « Capische? » Âgé, suprêmement élégant, multimillionnaire dédaigneux assis à la place d’honneur dans un banquet, il entend chuchoter parmi les invités :
«Mais pourquoi ne s’est-il jamais marié?»
«On dit que lorsqu’il était très jeune...»
Le téléphone sonnait, on frappa deux fois à la porte.
«Yvette?»
Anxieuse, elle déchire l’enveloppe du télégramme.

LE MINISTÈRE DE LA DÉFENSE DU CANADA A LE REGRET DE VOUS INFORMER QUE DUDDY KRAVITZ EST TOMBÉ AU CHAMP D’HONNEUR, EN CORÉE, À LA TÊTE DE SES HOMMES, DANS UN PIÈGE DE L’ENNEMI —STOP — LA CROIX DE VICTORIA LUI A ÉTÉ DÉCERNÉ — IL A DEMANDÉ QUE CETTE DÉCORATION VOUS SOIT REMISE.

LE PREMIER MINISTRE

Des poules, des reines de beauté en quantité s’offraient à lui et à Friar, les joyeux cinéastes, dans leurs vagabondages de par le monde. Mais au dîner de l’Academy Award, certains ne se laissent pas prendre à son masque de gaieté factice.
«Il déteste tant les femmes, le pauvre bougre.»
«Mais quel appétit! Les allées et venues, chez lui au cours d’une nuit — jeez !»
Un groupe de curieux s’agglutine autour du vieux pochard grisonnant qui vient d’expirer sur le trottoir de la Bowery. Un essaim de mouches bourdonne sur son visage ravagé.
«A-t-il quelque pièce d’identité?»
«Rien dans ses poches — excepté ceci.»
Une photo d’Yvette, à demi effacée.
«Transportons-le vite à la morgue. Il commence à puer.»
Sur la Cinquième Avenue, le corbillard croise une Rolls. À l’intérieur, Hugh Thomas Calder embrasse passionnément Yvette sur la bouche.
«Pourquoi pleures-tu, trésor?»
«J’sais pas. J’viens d’sentir comme un frisson glacé.»
Le visage de tante Ida s’approche si près qu’il esquisse un mouvement de recul devant l’oreille velue.
«C’est psychosomatique,» dit elle. «Il n’est pas vraiment infirme. C’est un truc pour t’enlever Yvette.»
«Quoi?»
«Il a une mailloche qui fait ressembler la tienne au dard d’un moustique. Yvette est folle de lui.»
Un professor McPherson au regard sardonique le guette à chaque coin de rue. «Vous irez loin, Kravitz. Je vous avais dit que vous iriez loin.» Il essaie de fuir, ses efforts lui tirent des larmes, mais ses jambes refusent de lui obéir.
Irwin l’attend chez lui, un porte-documents sur les genoux. «Tu es convoqué au Tribunal à la première heure, demain matin.»
«Mais...»
Même sa perruque blanche n’arrive pas à rendre le juge méconnaissable. Et son rire — celui de McPherson — se répercute d’un bout à l’autre de la salle.
«Par pitié!»
Duddy s’éveilla en poussant un cri déchirant. Il déboula de son lit, trébucha sur un pot d’orangeade, répandant une mare de jus sûri sur le plancher. [...]Il se rendormit et rêva qu’il était témoin des ébats amoureux d’Yvette avec un autre homme. Peut-être Bernie Altman, il ne savait pas au juste mais elle s’embêtait sûrement pas. Duddy s’éveilla bandé comme un singe, et enfouit sa tête sous les draps [....]. Duddy enfouit sa tête sous l’oreiller et se mit à concocter un rêve délicieux : lui et Linda surpris par l’orage au cours d’une cavalcade en forêt, se réfugient dans une grange... L’affabulation s’arrêta là, car il découvrit que ses doigts aussi étaient poissés par le jus d’orange. Il tenta de les essuyer sur les draps, en lécha un avec application, mais les autres n’en continuaient pas moins d’être visqueux. Ses pieds, également, le faisaient souffrir [...]. Il se rendormit, sans toutefois parvenir à rentrer dans la grange avec Linda. Ce rêve-là s’était évaporé. Il revécut quelques scènes du FAUCON MALTAIS, avec lui-même dans le rôle de Bogart. Mais quand il en arriva à la séquence où la police vient le réveiller à son hôtel, il ne réussit pas à se rappeler le nom du comédien qui incarnait le flic antipathique. Regis Toomey était l’un des flics, mais l’autre... Duddy voyait bien ses traits : son rôle dans SHE WORE A YELLOW RIBBON et quantité d’autres films mais impossible de se souvenir de son foutu nom, et cela l’empêcha de poursuivre l’histoire du Faucon. Il recommença cinq fois, pour se buter à chaque coup à la maudite scène de l’arrivée des flics. Une fois, il eut le nom sur le bout de la langue. À trois reprises, il rusa, substituant d’autres acteurs à vous-savez-qui, mais ce fut peine perdue. Il s’éveilla de nouveau vers midi, extirpa d’entre ses orteils meurtris les boulettes de papier argenté, puis il se rendormit. Il rêva qu’il s’était brossé les dents et lavé, qu’il avait épongé le jus d’orange, nettoyé le frigidaire, fait la vaisselle... Il ouvrit les yeux pour constater qu’il était toujours au lit et qu’il avait terriblement envie de pisser.

Texte sous droits.

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