Émile Zola

Thérèse Raquin

France   1867

Genre de texte
roman

Contexte
Le rêve occupe l'essentiel du chapitre 17, au centre. Le roman compte trente-deux chapitre. Le rêve se situe donc au contre du roman.

Thérèse Raquin, qui est mariée à Camille, prend Laurent pour amant. Les deux amoureux, qui veulent vivre leur passion sans contrainte, décident d'éliminer le mari encombrant. S'acquittant de cette sale besogne, Laurent noie Camille. Après avoir vu à la morgue le visage asphyxié de la victime, Laurent en est marqué pour toujours. Quinze mois après l'assassinat, les amants étant restés tout ce temps séparés par précaution, Laurent propose à Thérèse de la rejoindre dans sa chambre; elle refuse : « Marions-nous, je serai à toi », lui répond-elle. Laurent rentre chez lui. Il a peur de la solitude. D'où la nuit agitée décrite ici.

Notes
Mon bureau: Laurent travaille dans un bureau d'avocats, mais il est peintre (assez médiocre) et n'a pas renoncé à son art.

Pont-Neuf. Voici l'ouverture du roman, qui décrit la galerie marchande : « Au bout de la rue Guénégaud, lorsqu'on vient des quais, on trouve le passage du Pont-neuf, une sorte de corridor étroit et sombre qui va de la rue Mazarine à la rue de Seine ». C'est là que se trouve la mercerie que Thérèse Raquin tient avec sa vielle tante, en haut de laquelle elles logent toutes les deux.

Cave. Pour se rendre à sa chambre, Laurent doit sonner à la grille pour qu'on lui ouvre à la réception de son hôtel, qui se trouve au premier étage. Il doit ensuite suivre une longue allée, puis monter l'escalier, où l'on passe devant l'entrée de la cave. Ce trajet anodin, ce soir, l'a terrifié.

* Suivent deux alinéas qui expliquent le « fait de psychologie et de physiologie » qui lie ces amants d'une chaîne de terreur. D'où leur volonté de se marier pour faire cesser l'angoisse de ces « hallucinations ».

Texte témoin
Émile Zola, Thérèse Raquin, Paris, Fasquelle, 1906, p. 168-175.

Édition originale
D'abord publié en feuilleton : Émile Zola, « Thérèse Raquin », dans l'Artiste, Paris, mars 1867.

Émile Zola, Thérèse Raquin, Paris, Librairie internationale, 1867.

Édition critique
Émile Zola, Thérèse Raquin, éd. Robert Abirached, Paris, Gallimard (coll. « Folio »), 1979, p. 151-156.




Le rêve de Laurent

Hallucinations

Il se coucha. Lorsqu'il fut dans la tiédeur des draps, il songea de nouveau à Thérèse, que ses terreurs lui avaient fait oublier. Les yeux fermés obstinément, cherchant le sommeil, il sentait malgré lui ses pensées travailler, s'imposer, se lier les unes aux autres, lui présenter toujours les avantages qu'il aurait à se marier au plus vite. Par moments, il se retournait, il se disait: « Ne pensons plus, dormons; il faut que je me lève à huit heures demain pour aller à mon bureau* ». Et il faisait effort pour se laisser glisser au sommeil. Mais les idées revenaient une à une; le travail sourd de ses raisonnements recommençait; il se retrouvait bientôt dans une sorte de rêverie aiguë, qui étalait au fond de son cerveau les nécessités de son mariage, les arguments que ses désirs et sa prudence donnaient tour à tour pour et contre la possession de Thérèse.

Alors, voyant qu'il ne pouvait dormir, que l'insomnie tenait sa chair irritée, il se mit sur le dos, il ouvrit les yeux tout grands, il laissa son cerveau s'emplir du souvenir de la jeune femme. L'équilibre était rompu, la fièvre chaude de jadis le secouait de nouveau. Il eut l'idée de se lever, de retourner au passage du Pont-Neuf*. Il se ferait ouvrir la grille, il irait frapper à la petite porte de l'escalier, et Thérèse le recevrait. À cette pensée, le sang montait à son cou.

Sa rêverie avait une lucidité étonnante. Il se voyait dans les rues, marchant vite, le long des maisons, et il se disait : « Je prends ce boulevard, je traverse ce carrefour, pour être plus tôt arrivé ». Puis la grille du passage grinçait, il suivait l'étroite galerie, sombre et déserte, en se félicitant de pouvoir monter chez Thérèse sans être vu de la marchande de bijoux faux; puis il s'imaginait être dans l'allée, dans le petit escalier par où il avait passé si souvent. Là, il éprouvait les joies cuisantes de jadis, il se rappelait les terreurs délicieuses, les voluptés poignantes de l'adultère. Ses souvenirs devenaient des réalités qui impressionnaient tous ses sens: il sentait l'odeur fade du couloir, il touchait les murs gluants, il voyait l'ombre sale qui traînait. Et il montait chaque marche, haletant, prêtant l'oreille, contenant déjà ses désirs dans cette approche craintive de la femme désirée. Enfin il grattait à la porte, la porte s'ouvrait, Thérèse était là qui l'attendait, en jupon, toute blanche.

Ses pensées se déroulaient devant lui en spectacles réels. Les yeux fixés sur l'ombre, il voyait. Lorsque, au bout de sa course dans les rues, après être entré dans le passage et avoir gravi le petit escalier, il crut apercevoir Thérèse, ardente et pâle, il sauta vivement de son lit, en murmurant : « Il faut que j'y aille, elle m'attend ». Le brusque mouvement qu'il venait de faire chassa l'hallucination: il sentit le froid du carreau, il eut peur. Il resta un instant immobile, les pieds nus, écoutant. Il lui semblait entendre du bruit sur le carré. S'il allait chez Thérèse, il lui faudrait passer de nouveau devant la porte de la cave, en bas*; cette pensée lui fit courir un grand frisson froid dans le dos. L'épouvante le reprit, une épouvante bête et écrasante. Il regarda avec défiance dans sa chambre, il vit traîner des lambeaux blanchâtres de clarté; alors, doucement, avec des précautions pleines d'une hâte anxieuse, il remonta sur son lit, et, là, se pelotonna, se cacha, comme pour se dérober à une arme, à un couteau qui l'aurait menacé.

Le sang s'était porté violemment à son cou, et son cou le brûlait. Il y porta la main, il sentit sous ses doigts la cicatrice de la morsure de Camille. Il avait presque oublié cette morsure. Il fut terrifié en la retrouvant sur sa peau, il crut qu'elle lui mangeait la chair. Il avait vivement retiré la main pour ne plus la sentir, et il la sentait toujours, dévorante, trouant son cou. Alors, il voulut la gratter délicatement, du bout de l'ongle; la terrible cuisson redoubla. Pour ne pas s'arracher la peau, il serra les deux mains entre ses genoux repliés. Roidi, irrité, il resta là, le cou rongé, les dents claquant de peur .

Maintenant ses idées s'attachaient à Camille, avec une fixité effrayante. Jusque-là, le noyé n'avait pas troublé les nuits de Laurent. Et voilà que la pensée de Thérèse amenait le spectre de son mari. Le meurtrier n'osait plus lever les yeux; il craignait d'apercevoir sa victime dans un coin de la chambre. À un moment, il lui sembla que sa couche était étrangement secouée; il s'imagina que Camille se trouvait caché sous le lit, et que c'était lui qui le remuait ainsi, pour le faire tomber et le mordre. Hagard, les cheveux dressés sur la tête, il se cramponna à son matelas, croyant que les secousses devenaient de plus en plus violentes.

Puis, il s'aperçut que le lit ne remuait pas. Il y eut une réaction en lui. Il se mit sur son séant, alluma sa bougie, en se traitant d'imbécile. Pour apaiser sa fièvre, il avala un grand verre d'eau.

— J'ai eu tort de boire chez ce marchand de vin, pensait-il. Je ne sais ce que j'ai cette nuit. C'est bête. Je serai éreinté aujourd'hui à mon bureau. J'aurais dû dormir tout de suite, en me mettant au lit, et ne pas penser à un tas de choses: c'est cela qui m'a donné l'insomnie... Dormons.

Il souffla de nouveau la lumière, il enfonça la tête dans l'oreiller, un peu rafraîchi, bien décidé à ne plus penser, à ne plus avoir peur. La fatigue commençait à détendre ses nerfs.

Il ne s'endormit pas de son sommeil ordinaire, lourd et accablé; il glissa lentement à une somnolence vague. Il était comme simplement engourdi, comme plongé dans un abrutissement doux et voluptueux. Il sentait son corps en sommeillant; son intelligence restait éveillée dans sa chair morte. Il avait chassé les pensées qui venaient, il s'était défendu contre la veille. Puis, quand il fut assoupi, quand les forces lui manquèrent et que la volonté lui échappa, les pensées revinrent doucement, une à une, reprenant possession de son être défaillant. Ses rêveries recommencèrent. Il refit le chemin qui le séparait de Thérèse; il descendit, passa devant la cave en courant et se trouva dehors; il suivit toutes les rues qu'il avait déjà suivies auparavant, lorsqu'il rêvait les yeux ouverts; il entra dans le passage du Ponf-Neuf, monta le petit escalier et gratta à la porte. Mais au lieu de Thérèse, au lieu de la jeune femme en jupon, la gorge nue, ce fut Camille qui lui ouvrit, Camille tel qu'il l'avait vu à la Morgue, verdâtre, atrocement défiguré. Le cadavre lui tendait les bras, avec un rire ignoble, en montrant un bout de langue noirâtre dans la blancheur des dents.

Laurent poussa un cri et se réveilla en sursaut. Il était trempé d'une sueur glacée. Il ramena la couverture sur ses yeux, en s'injuriant, en se mettant en colère contre lui-même. Il voulut se rendormir.

Il se rendormit comme précédemment, avec lenteur ; le même accablement le prit, et dès que la volonté lui eut de nouveau échappé dans la langueur du demi-sommeil, il se remit en marche, il retourna où le conduisait son idée fixe, il courut pour voir Thérèse, et ce fut encore le noyé qui lui ouvrit la porte.

Terrifié, le misérable se mit sur son séant. Il aurait voulu pour tout au monde chasser ce rêve implacable. Il souhaitait un sommeil de plomb qui écrasât ses pensées. Tant qu'il se tenait éveillé, il avait assez d'énergie pour chasser le fantôme de sa victime ; mais dès qu'il n'était plus maître de son esprit, son esprit le conduisait à l'épouvante en le conduisant à la volupté.

Il tenta encore le sommeil. Alors ce fut une succession d'assoupissements voluptueux et de réveils brusques et déchirants. Dans son entêtement furieux, toujours il allait vers Thérèse, toujours il se heurtait contre le corps de Camille. À plus de dix reprises, il refit le chemin, il partit la chair brûlante, suivit le même itinéraire, eut les mêmes sensations, accomplit les mêmes actes, avec une exactitude minutieuse, et, à plus de dix reprises, il vit le noyé s'offrir à son embrassement, lorsqu'il étendait les bras pour saisir et étreindre sa maîtresse. Ce même dénouement sinistre qui le réveillait chaque fois, haletant et éperdu, ne décourageait pas son désir ; quelques minutes après, dès qu'il se rendormait, son désir oubliait le cadavre ignoble qui l'attendait, et courait chercher de nouveau le corps chaud et souple d'une femme. Pendant une heure, Laurent vécut dans cette suite de cauchemars, dans ce mauvais rêve sans cesse répété et sans cesse imprévu, qui, à chaque sursaut, le brisait d'une épouvante plus aiguë.

Une des secousses, la dernière, fut si violente, si douloureuse, qu'il se décida à se lever, à ne pas lutter davantage. Le jour venait; une lueur grise et morne entrait par la fenêtre du toit qui coupait dans le ciel un carré blanchâtre couleur de cendre.

Laurent s'habilla lentement, avec une irritation sourde. Il était exaspéré de n'avoir pas dormi, exaspéré de s'être laissé prendre par une peur qu'il traitait maintenant d'enfantillage.

[...]

Le soir, malgré sa lassitude, il voulut aller voir Thérèse. Il la trouva fiévreuse, accablée, lasse comme lui.

— Notre pauvre Thérèse a passé une mauvaise nuit, lui dit madame Raquin, lorsqu'il se fut assis. Il paraît qu'elle a eu des cauchemars, une insomnie terrible... À plusieurs reprises, je l'ai entendue crier. Ce matin, elle était toute malade (p. 177).

[...]

XVIII

Thérèse, elle aussi, avait été visitée par le spectre de Camille, pendant cette nuit de fièvre.

La proposition brûlante de Laurent, demandant un rendez-vous, après plus d'une année d'indifférence, l'avait brusquement fouettée. La chair s'était mise à lui cuire, lorsque, seule et couchée, elle avait songé que le mariage devait avoir bientôt lieu. Alors, au milieu des secousses de l'insomnie, elle avait vu se dresser le noyé; elle s'était, comme Laurent, tordue dans le désir et dans l'épouvante, et, comme lui, elle s'était dit qu'elle n'éprouverait plus de telles souffrances, lorsqu'elle tiendrait son amant entre ses bras*. (p. 18)

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