Marcel Proust

Les plaisirs et les jours

France   1924

Genre de texte
Essais

Contexte
Le rĂŞve se situe dans le chapitre XVII (« RĂŞve ») de la neuvième et avant-dernière section du recueil intitulĂ©e « Les regrets rĂŞveries couleur du temps ».

Texte témoin
Paris : Gallimard, 1924, p. 212-213.




RĂŞve de bonheur

Elle cueille ses larmes

Je me reposais sur la grève de Trouville, qui était en même temps un hamac dans un jardin que je ne connaissais pas, et une femme me regardait avec une fixe douceur. C’était madame Dorothy B... Je n’étais pas plus surpris que je ne le suis le matin au réveil en reconnaissant ma chambre. Mais je ne l’étais pas davantage du charme surnaturel de ma compagne et des transports d’adoration voluptueuse et spirituelle à la fois que sa présence me causait. Nous nous regardions d’un air entendu, et il était en train de s’accomplir un grand miracle de bonheur et de gloire dont nous étions conscients, dont elle était complice et dont je lui avais une reconnaissance infinie. Mais elle me disait :

— Tu es fou de me remercier, n’aurais-tu pas fait la même chose pour moi.

Et le sentiment (c’était d’ailleurs une parfaite certitude) que j’aurais fait la mĂŞme chose pour elle exaltait ma joie jusqu’au dĂ©lire comme le symbole manifeste de la plus Ă©troite union. Elle fit, du doigt, un signe mystĂ©rieux et sourit. Et je savais, comme si j’avais Ă©tĂ© Ă  la fois en elle et en moi, que cela signifiait : « Tous tes ennemis, tous tes maux, tous tes regrets, toutes tes faiblesses, n’est-ce plus rien? » Et sans que j’aie dit un mot elle m’entendait lui rĂ©pondre qu’elle avait de tout aisĂ©ment Ă©tĂ© victorieuse, tout dĂ©truit, voluptueusement magnĂ©tisĂ© ma souffrance. Et elle se rapprocha, de ses mains me caressait le cou, lentement relevait mes moustaches. Puis elle me dit : « Maintenant allons vers les autres, entrons dans la vie » Une joie surhumaine m’emplissait et je me sentais la force de rĂ©aliser tout ce bonheur virtuel. Elle voulut me donner une fleur, d’entre ses seins tira une rose encore close, jaune et rosĂ©e, l’attacha Ă  ma boutonnière. Tout Ă  coup je sentis mon ivresse accrue par une voluptĂ© nouvelle. C’était la rose qui, fixĂ©e Ă  ma boutonnière, avait commencĂ© d’exhaler jusqu’à mes narines son odeur d’amour. Je vis que ma joie troublait Dorothy d’une Ă©motion que je ne pouvais comprendre. Au moment prĂ©cis oĂą ses yeux (par la mystĂ©rieuse conscience que j’avais de son individualitĂ© Ă  elle, j’en fus certain) Ă©prouvèrent le lĂ©ger spasme qui prĂ©cède d’une seconde le moment oĂą l’on pleure, ce furent mes yeux qui s’emplirent de larmes, de ses larmes, pourrais-je dire. Elle s’approcha, mit Ă  la hauteur de ma joue sa tĂŞte renversĂ©e dont je pouvais contempler la grâce mystĂ©rieuse, la captivante vivacitĂ©, et dardant sa langue hors de sa bouche fraĂ®che, souriante, cueillait toutes mes larmes au bord de mes yeux. Puis elle les avalait avec un lĂ©ger bruit des lèvres, que je ressentais comme un baiser inconnu, plus intimement troublant que s’il m’avait directement touchĂ©.

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