Bernard Assiniwi

Sagana : contes fantastiques du pays algonkin

Québec   1972

Genre de texte
Conte

Contexte
Extrait du conte «Kijé-Ginébig» : Le déluge et la fille au maïs (p. 7-18).

Les chasseurs Anish-Nah-Bés ont commis une faute grave en tuant six guerriers du peuple du tabac protégés par Kijé-Manito.
À la suite de cela, Mashkiki-Nah-Bé, c’est-à-dire «Celui qui connaît les choses de l’esprit», a une vision en rêve.
Ce qui est exceptionnel et merveilleux de cette vision est que non seulement il la raconte, mais aussi qu’il se métamorphose, grâce au créateur, Kijé-Manito, en arbre du malheur, en arbre vengeur, pour la raconter. Ce faisant, il devient en quelque sorte lui-même une vision pour son peuple.

Notes
Selon le lexique des mots indiens contenu dans Sagana : contes fantastiques du pays algonkin :

SAGANA :«Le monde de l’esprit», dans la tradition algonquienne. Le mot «Saguenay» est ce mot déformé.

KIJÉ-GINÉBIG :Le grand serpent

KIJÉ-MANITO :L’esprit de l’esprit

ANISH-NAH-BÉS :L’homme, l’indien, l’être humain

ANISH-NAH-BÉ : L’homme, l’indien, l’être humain

MASHKIKI-NAH-BÉ :«Il connaît les choses de l’esprit»

AJISKI :Le sol, mère nourricière

BIBON :Le froid de l’hiver

WIG-WHOMS :Habitations d’écorce

Édition originale
Bernard Assiniwi et Isabelle Myre, Sagana : contes fantastiques du pays algonkin, Montréal, Leméac, coll. «Ni-T’Chawama / Mon ami mon frère» 1972, p. 10-13.




Rêve de réparation

Vision de Mashkiki-Nah-Bé

Depuis presque deux lunes maintenant, coulait le déluge de la colère du cœur de KIJÉ-MANITO.

Durant ses heures de contemplation, un vieux sage eut une vision. Tous les ANISH-NAH-BÉS réunis écoutèrent avec le plus grand respect le MASHKIKI-NAH-BÉ, renommé pour la profondeur de son esprit et la justesse de ses jugements.

MASHKIKI-NAH-BÉ : Frères, le peuple du tabac est en droit d’obtenir réparation pour la mort de ses six guerriers. À ce sujet, une vision m’est apparue.
La survivance même de notre race en dépend.
KIJÉ-MANITO, le créateur, parle par ma bouche.

Narrateur : Le vieux MASHKIKI-NAH-BÉ se tut.
Il demeurait assis, jambes croisées. Une paix profonde et un silence solennel émanaient de son corps impassible.
Soudain, ses traits s’altérèrent. La peau de son visage s’assombrit et se rida comme une écorce ciselée d’innombrables sillons.
Ses bras devinrent branches squelettiques, démesurément longues, comme étirées par l’attraction de deux pôles contraires, tendues l’une vers le levant, l’autre vers le couchant.
Puis la poussée d’un grand souffle de colère sembla briser l’attraction contraire. Les bras devenus branches battirent l’air en tournoiement de feuilles mortes. D’un bond le MASHKIKI-NAH-BÉ fut debout.
Et ses pieds furent racines martelant le sol en un rythme rageur accéléré. Il paraissait avoir atteint au moins le double de sa grandeur. Son torse nu ressemblait maintenant au tronc rugueux du chêne. Sous les veines saillantes et enchevêtrées comme les rayures de l’écorce, semblait couler la sève et non plus le sang.
Il fut l’arbre du malheur.
Il fut l’arbre de fin d’automne.
Il fut l’arbre de la lune des morts.
Il fut l’arbre de la non-survivance d’une race.
Et ce chêne fantomatique trembla. Il trembla tout entier, de ses racines profondes enfouies au cœur d’AJISKI, sa mère, jusqu’à sa tête échevelée, élancée vers l’immensité des esprits. Des cheveux épars en couronne de flammes autour du visage semblaient s’évader autant d’éclairs prêts à le consumer. Aux commissures des lèvres revêtues de la teinte blafarde du tan, coulait une substance semblable au tanin d’écorce de chêne.
Toute la colère de KIJÉ-MANITO paraissait s’échapper de ses yeux immenses et luisants comme ceux de la louve protégeant ses louveteaux.
L’arbre du malheur tournoyait sa danse macabre. Il sautait, s’enracinait. . . se tordait... piétinait... bondissait... parfois, au passage, les branches-bras frappaient avec rage certains des assistants. Chacun des chasseurs assassins fut atteint cruellement par la force vengeresse de KIJÉ-MANITO. L’un perdit l’esprit, l’autre la vue, un troisième le pouvoir de se reproduire. Quelques personnes, qui ne semblaient pourtant pas avoir participé, ni de près, ni de loin, au massacre des six guerriers du peuple du tabac furent cependant rouées de coups. Toute l’assistance demeurait pétrifiée sous l’emprise d’une terreur magique.

Des cris et des sons effrayants sortaient de la bouche du MASHKIKI-NAH-BÊ, caverne profonde remplie d’échos. Puis des mots et des phrases se précipitèrent hors de lui, en bonds sauvages portés par une voix au timbre parfois bas et rauque, parfois aigu et sifflant.

MASHKIKI-NAH-BÉ : L’esprit de l’esprit voit un peuple en pleurs de la perte de ses fils. L’esprit de l’esprit pleure la perte des fils d’un peuple. De l’esprit de l’esprit coule l’eau de la vengeance sur l’infamie d’un peuple.
L’esprit de l’esprit voit le soleil luire sur des champs de tabac, et la pluie tomber sur des forêts entières. L’esprit de l’esprit voit des enfants se nourrir de poissons frais dans des champs de tabac florissants, et des enfants manger des racines pourries par l’eau, dans des forêts inondées.
L’esprit de l’esprit voit des vieux fumer, bien assis près d’un feu, durant tout un BIBON, et des vieux morts de froid sur d’immenses étendues d’eau gelée, désertées par le gibier.
L’esprit de l’esprit voit des femmes pleines, au lait riche et fortifiant manger dans des cabanes de grandes citrouilles remplies de soleil, et des femmes amaigries et aux mamelles sèches, dans des WIG-WHOMS sans nourriture, contempler des enfants morts.
L’esprit de l’esprit voit des guerriers se chauffer au soleil et des chasseurs perdre la vie sur des collines entourées d’eau.
L’esprit de l’esprit voit une femme en marche sur les eaux vers de grands champs de tabac ensoleillés.
L’esprit de l’esprit voit une femme s’avancer vers un chef assis au centre d’une bourgade faite de longues cabanes et offrir un présent magnifique.
L’esprit de l’esprit voit la pluie cesser et l’eau se retirer des territoires inondés.

Narrateur : Le MASHKIKI-NAHBÉ se tut. Il semblait complètement épuisé. Peu à peu, il reprit sa taille normale et son visage ancien. Toute colère, toute rage avaient cessé de se manifester au travers de son corps. Son souffle haletant s’apaisa lentement. Il reprit sa posture contemplative et se replongea dans l’au-delà de lui-même.
Dégagés de l’emprise de la terreur, les ANISH-NAH-BÉS se regardaient en silence. Le chef prit la parole.
Le chef : Vous avez tous été témoins, frères.
Il nous faut donc découvrir au sein de la tribu, une femme libre capable d’offrir un présent d’une valeur extraordinaire. Seul un tel don semble pouvoir apaiser la rage et la tristesse du peuple du tabac. Et alors seulement cessera la pluie et s’apaisera la colère de KIJÉMANITO.

Texte sous droits.

Page d'accueil

- +