Bernard Assiniwi

Ikwé, la femme algonquienne

Québec   1998

Genre de texte
Conte

Contexte
Cet extrait est tiré du chapitre intitulé «Le miroir » (p. 47-60).

Après être partie seule, depuis un long moment, chez le peuple des Nadôwés qu’elle désirait tuer, Ininikwé a une faiblesse alors qu’elle tente de retourner à la maison. La vision qu’elle a alors d’elle-même en un temps plus âgé lui fait prendre conscience du remords qui l’habite pour les meurtres de guerre qu’elle a commis et lui permet, une fois pour toutes, d’accepter et de vivre sa féminité.

Notes
Selon le lexique des mots indiens contenu dans Ikwé, la femme algonquienne :

IKWÉ : Moins important, c’est la désignation de la femme.
ININIKWÉ : Mâle et femelle ou femme et homme.
WIG-WHOM : De wigwass pour écorce. Habitation d’écorce.
WIGWASS-TCHIMAN : Tchiman ou tchimon, canot et wigwass pour écorce.
KITIGAN-ZIBI : Rivière aux jardins. C’est le vrai nom de la rivière Désert à Maniwaki, au Québec.
MIDASSINS : Jambières de peau d’animaux, ancêtre du pantalon, que les Autochtones portaient lorsqu’ils voyageaient en forêt, pour ne pas s’écorcher les jambes et que les Français adoptèrent rapidement en leur donnant le nom de mitasses. Prononcer midassines.
ANISH-NAH-BÉGS : Pluriel d’Anish-Nah-Bé.
ANISH-NAH-BÉ : L’homme, l’humain, le sans-poil en comparaison de la bête.
AUTOCHTONE(S) : Natif d’ici, de cette terre, premiers habitants du pays.

Édition originale
Bernard Assiniwi et Isabelle Myre, Ikwé, la femme algonquien ne, nouvelles, Hull, Vents d’Ouest, coll. «Rafales» 1998, p. 55-59.




Vision d’Ininikwé

Son double

Un matin, elle se crut assez forte pour entreprendre le voyage de retour vers les siens. C’était encore l’hiver. Elle se confectionna une paire de raquettes de fortune à l’aide de jeunes épinettes blanches et d’écorce de cèdre. Puis, elle partit. Dès la première colline grimpée, elle eut une faiblesse et s’évanouit.

Lorsqu’elle s’éveilla, elle était sur une couche inconnue, dans une habitation qu’elle ne connaissait pas. Un feu de bouleau réchauffait la place.

Un homme pénétra dans le wig-whom.

Il était sans âge, mais ses cheveux avaient la couleur blanche du vécu des sages. Son visage buriné par le vent, le froid et le soleil, était pourtant d’une douceur… presque féminine. En s’approchant d’Ininikwé, il sourit et ce sourire illumina son visage.

— Tu es réchauffée ?
La jeune guerrière fit signe que oui.

Il s’assit près du feu et Ininikwé remarqua que son visage éclairait presque comme un feu de bois, chaque fois qu’il souriait.

Elle ne voyait pas ses yeux. Il parla, sans la regarder.

— J’ai trouvé une corde remplie d’oreilles humaines. C’est beaucoup de trophées pour un seul guerrier. Tu es satisfaite de ton expédition ? Ton peuple sera fier de toi ! Mais, dis-moi, es-tu si fière de toi ?
Ininikwé se demanda si son peuple serait vraiment fier d’elle ou si elle ne ferait pas peur à tous les jeunes hommes et aux enfants. Était-elle si fière d’elle-même ? Elle n’aurait pu le dire.

L’homme ajouta :
— Peut-être voulais-tu simplement te prouver à toi-même que tu valais tous les hommes ?
Ininikwé ne répondit pas. Avait-elle jamais été femme ou n’était-elle qu’un homme dans un corps de femme ?

— Lorsque tu auras raconté tes histoires de guerrier, les mémoires vivantes les raconteront à leur tour et tu deviendras célèbre parmi les guerriers de ton peuple.
Ininikwé aurait-elle jamais envie de raconter ses exploits guerriers ? Éprouverait-elle seulement du plaisir à se remémorer ces tueries ?

L’homme lui demanda soudain :
— Combien de vrais guerriers as-tu tués ? Combien de vieillards ? Combien de femmes ? Combien d’enfants ?
Ininikwé n’aurait su répondre. Elle ne le savait pas. Compte-t-on ces choses en temps de guerre ?

— Tu auras à regarder la grosseur des oreilles pour le savoir !
Ininikwé sentit une chaleur lui monter au visage et, malgré la douceur de la voix de l’homme, elle se dressa sur sa couche et cria soudain :
— Je ne sais pas… je ne sais pas… je ne sais pas…
Un long, très long silence s’installa dans l’habitation d’écorce de bouleau.

L’homme sortit une pipe d’érable de son sac à tabac, la bourra et se mit à fumer.

Ininikwé ne le quittait pas des yeux. Un étrange malaise s’était emparé d’elle. Elle eut mal à l’intérieur. Non, ce n’étaient pas ses blessures. C’était plutôt une sorte de remords, un sentiment terrible pour un guerrier.

En regardant cet être étrange, elle était convaincue qu’elle l’avait déjà vu. Plus elle le regardait, plus cette étreinte intérieure la tenaillait.

Elle ressentit alors une très grande fatigue et eut envie de fermer les yeux sans pourtant y parvenir. L’homme aux cheveux presque blancs avait enlevé ses midassins et n’avait gardé que son pagne. Sur la cuisse droite, il avait une affreuse cicatrice, à l’endroit où elle-même avait été blessée lors de sa première expédition. Autour de cette cicatrice, des points rosés et d’autres noirs. Comme sur sa propre cuisse.

La chaleur aidant, l’homme enleva sa chasuble et Ininikwé put remarquer qu’à l’épaule gauche, il avait une autre cicatrice de la grosseur d’une balle de mousquet et, à la hauteur de la ceinture, du côté droit, une trace de flèche de métal.

Au moment où Ininikwé allait lui demander comment il se faisait qu’il avait été blessé aux mêmes endroits qu’elle, il se tourna dans sa direction et elle put apercevoir que l’homme avait deux seins. Il se leva alors et elle put aussi constater qu’il n’avait pas d’organes génitaux masculins. C’était une femme qu’elle avait prise pour un homme…

C’était elle, plus âgée. Elle avait été mise face à elle-même.

Dès qu’elle voulut parler, l’être sourit, s’avança dans le feu et disparut.

Ininikwé retomba sur sa couche et s’endormit.

À son réveil, le doux chant des oiseaux vint réjouir son oreille. Elle se sentait tout à fait bien. Elle se leva, ouvrit le battant de son wig-whom et sortit. C’était le printemps. Se sentant bien, sans faim ni soif, elle se pencha, ramassa la corde retenant les oreilles, ses trophées de guerre, mit son wigwass-tchiman à l’eau et entreprit de remonter le courant vers la Kitigan-Zibi.

En arrivant au campement des Anish-Nah-Bégs, elle fit comme lors de son départ. Sans dire un mot, elle traversa le campement, laissa tomber sa corde d’oreilles et continua de marcher jusqu’à son habitation en retrait des autres.

Texte sous droits.

Page d'accueil

- +