Victor Hugo

Chansons des rues et des bois

France   1865

Genre de texte
poésie

Contexte
Le rêve se situe dans le premier livre du recueil intitulé « Jeunesse » qui comprend 57 poèmes écrits en 1859 et divisés en six parties. Le poème, intitulé « Lettre » et écrit le 18 septembre 1859, est le vingtième de la dernière partie du livre, « l’Éternel Petit Roman », qui contient 21 poèmes.

Texte témoin
Paris, Olledorff, 1933, p. 195-197.




Lettre amoureuse

Rêve de jeunesse

LETTRE

J’ai mal dormi. C’est votre faute.
J’ai rêvé que, sur des sommets,
nous nous promenions côte à côte,
et vous chantiez, et tu m’aimais.
Mes dix-neuf ans étaient la fête
qu’en frissonnant je vous offrais;
vous étiez belle et j’étais bête
au fond des bois sombres et frais.
Je m’abandonnais aux ivresses;
au-dessus de mon front vivant
je voyais fuir les molles tresses
de l’aube, du rêve et du vent.
J’étais ébloui, beau, superbe;
je voyais des jardins de feu,
des nids dans l’air, des fleurs dans l’herbe,
et dans un immense éclair, Dieu.
Mon sang murmurait dans mes tempes
une chanson que j’entendais;
les planètes étaient mes lampes;
j’étais archange sous un dais.
Car la jeunesse est admirable,
la joie emplit nos sens hardis;
et la femme est le divin diable
qui taquine ce paradis.
Elle tient un fruit qu’elle achève
et qu’elle mord, ange et tyran;
ce qu’on nomme la pomme d’Ève,
tristes cieux! C’est le coeur d’Adam.
J’ai toute la nuit eu la fièvre.
Je vous adorais en dormant;
le mot amour sur votre lèvre
faisait un vague flamboiement.
Pareille à la vague où l’oeil plonge,
votre gorge m’apparaissait
dans une nudité de songe,
avec une étoile au corset.
Je voyais vos jupes de soie,
votre beauté, votre blancheur;
j’ai jusqu’à l’aube été la proie
de ce rêve mauvais coucheur.
Vous aviez cet air qui m’enchante,
vous me quittiez, vous me preniez;
vous changiez d’amour, plus méchante
que les tigres calomniés.
Nos âmes se sont dénouées,
et moi, de souffrir j’étais las;
je me mourais dans des nuées
où je t’entendais rire, hélas!
Je me réveille, et ma ressource
c’est de ne plus penser à vous,
madame, et de fermer la source
des songes sinistres et doux.

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