Milan Kundera

L’ignorance

Tchécoslovaquie   2003

Genre de texte
roman

Contexte
Irena, qui est d’origine Tchèque, a fui le régime communiste. Elle vit à Paris depuis vingt ans lorsque la démocratie est réinstaurée dans son pays.

Cette évocation des rêves de l’héroïne arrive en début du roman, après une réflexion sur la question de l’émigration et la nostalgie, décrite comme la «souffrance causée par le désir inassouvi de retourner» (p. 11).

Notes
Né en Tchécoslovaquie en 1929, Milan Kundera a émigré en France en 1975, après avoir perdu ses illusions par rapport au régime communiste. Lors de la chute du Mur de Berlin en 1989, la question du retour se posera à lui, tout comme elle se pose ici à son personnage. Mais le retour est impossible. À partir de 1993, Kundera écrira ses romans directement en français.

Texte témoin
L’ignorance, Gallimard, Paris, 2003, p. 20-22.




Rêves du pays natal

Paradoxes de la nostalgie

Dès les premières semaines de l'émigration, Irena faisait des rêves étranges : elle est dans un avion qui change de direction et atterrit sur un aéroport inconnu; des hommes en uniforme, armés, l'attendent au pied de la passerelle; une sueur froide sur le front, elle reconnaît la police tchèque. Une autre fois, elle se balade dans une petite ville française quand elle voit un curieux groupe de femmes qui, chacune une chope de bière à la main, courent vers elle, l'apostrophent en tchèque, rient avec une cordialité perfide, et, épouvantée, Irena se rend compte qu'elle est à Prague, elle crie, elle se réveille.

Martin, son mari, faisait les mêmes rêves. Tous les matins ils se racontaient l'horreur de leur retour au pays natal. Puis, au cours d'une conversation avec une amie polonaise, elle aussi émigrée, Irena comprit que tous les émigrés faisaient ces rêves, tous, sans exception; elle fut d'abord émue de cette fraternité nocturne de gens qui ne se connaissaient pas, plus tard un peu agacée: comment l'expérience si intime d'un rêve peut-elle être vécue collectivement? qu'est donc son âme unique? Mais à quoi bon des questions sans réponses. Une chose était sûre: des milliers d'émigrés, pendant la même nuit, en d'innombrables variantes, rêvaient tous le même rêve. Le rêve d'émigration: l'un des phénomènes les plus étranges de la seconde moitié du XXe siècle.

Ces rêves-cauchemars lui apparaissaient d'autant plus mystérieux qu'elle souffrait en même temps d'une indomptable nostalgie et faisait une autre expérience, tout à fait contraire: des paysages de son pays venaient, le jour, se montrer à elle. Non, ce n'était pas une rêverie, longue et consciente, voulue, c'était tout autre chose : des apparitions de paysages s'allumaient dans sa tête, inopinément, brusquement, rapidement, pour aussitôt s'éteindre. Elle parlait avec son chef et tout d'un coup, comme un éclair, elle voyait un chemin à travers champs. Elle était bousculée dans un wagon de métro et, soudain, une petite allée dans un quartier vert de Prague surgissait devant elle pendant un fragment de seconde. Toute la journée, ces images fugaces lui rendaient visite pour pallier le manque de sa Bohême perdue.

Le même cinéaste du subconscient qui, le jour, lui envoyait des morceaux du paysage natal telles des images de bonheur, organisait, la nuit, des retours effrayants dans ce même pays. Le jour était illuminé par la beauté du pays abandonné, la nuit par l'horreur d'y retourner. Le jour lui montrait le paradis qu'elle avait perdu, la nuit l'enfer qu'elle avait fui.

Page d'accueil

- +