Vassili Grossman

Vie et destin

Russie   1980

Genre de texte
Roman

Contexte
Le général Krylov est sur la ligne de front à Stalingrad, alors que la ville est cernée par l’armée allemande, en 1942.

Notes
Ce roman de Vassili Grossman a été achevé en 1960, mais le manuscrit en a été confisqué par le pouvoir soviétique. Une copie n’arrivera en France qu’en 1980, par des voies mystérieuses.

Texte témoin
Traduit du russe par Alexis Berelowitch avec la collaboration d’Anne Coldefy-Faucard, Paris, L’Age d’homme, 1980, Coll. Le Livre de poche, p. 57-58.




RĂŞve de Krylov

Images de guerre

La nuit était avancée quand, dans son abri, le général Krylov s'allongea sur son lit de camp. Après les dizaines de cigarettes fumées dans la journée, il avait mal au cœur et il lui semblait que sa tête allait se fendre. Krylov se passa la langue sur son palais desséché et se tourna vers le mur. Au seuil du sommeil, il mêlait dans son souvenir les combats d'Odessa et de Sébastopol, les cris de l'infanterie roumaine se lançant à l'attaque, les cours pavées entourées de lierre d'Odessa et la beauté marine de Sébastopol.

Il se croyait à nouveau dans son P. C. à Sébastopol, et dans la brume du sommeil il voyait briller le pince-nez du général Petrov; le pince-nez se brisa en mille éclats et il voyait déjà la mer; la poussière grise, que levaient les obus allemands dans les falaises, passa au-dessus des têtes des soldats et des marins pour s'immobiliser au-dessus de la montagne Sapoun.

Il entendit le clapotis indifférent des vagues soulevées par la vedette et la voix abrupte du sous-marinier: «Saute!» Il croyait avoir sauté dans l'eau mais son pied toucha aussitôt la coque du sous-marin... Un dernier regard pour Sébastopol, pour le ciel étoilé, pour les incendies sur le rivage...

Krylov s'assoupit. Mais la guerre le gardait en son pouvoir. Le sous-marin l'emportait de Sébastopol pour Novorossisk. Il avait replié ses jambes engourdies, il avait le dos et la poitrine couverts de sueur, le bruit du moteur battait dans ses tempes. Et soudain le moteur se tut, le sous-marin se coucha doucement sur le fond. La touffeur devint insupportable, la voûte métallique, coupée en carrés par le pointillé des rivets, l'oppressait...

Il entendit hurler des voix, puis l'explosion d'une bombe sous-marine, puis une vague le frappa et le jeta à bas de sa couchette. Krylov ouvrit les yeux, tout était en flammes, devant la porte ouverte de l'abri un flot de feu coulait vers la Volga; on entendait des cris, le crépitement des pistolets-mitrailleurs.

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