Julien Green

Le Malfaiteur

France   1948

Genre de texte
roman

Contexte
Premier chapitre du roman (fin du chapitre 1), après l'ouverture de la première partie. Puis le rêve est rappelé au chapitre 6.

L'histoire se déroule dans la maison des Vasseur, une riche famille de province. Ils sont hautains, prétentieux et ne pensent qu'à leur réputation. Ils hébergent un cousin âgé, Jean, un homosexuel amoureux d'un jeune homme qui le rejette et une autre cousine, la jeune Hedwige, chez eux depuis l'âge de dix ans. Orpheline, la jeune fille demeure chez les Vasseur et vit enjouée et insouciante jusqu'au jour où elle rencontre Gaston Dolange dont elle tombe follement amoureuse. Malheureusement, il s'avère que le jeune homme ne s'intéresse nullement à elle car il est également homosexuel; il s'agit en effet de l'homme que Jean aime. S'enfuyant à Naples car il est poursuivi par la police, Jean se suicide. Hedwige fera de même mais en ne sachant toujours pas clairement pourquoi Gaston Dolange lui est interdit, alors que tous autour d'elle connaissent son homosexualité.

Nous ne savons encore rien de tout cela au début du roman, lorsque Félicie, la couturière, aperçoit en rêve son mannequin surmonté de la tête de Mme la baronne décédée depuis quelques mois. Le rêve, qui reviendra souvent, sera rappelé (au chapitre 6), pour annoncer « la révolution » : ce sera non seulement la démolition du mannequin par le petit Marcel, le fils de la concierge, mais évidemment les suicides auxquels conduit l'histoire d'Hedwige.

Notes
Félicie) : couturière des Vasseur.

Blanchonnet « Blanchonnet, c'était le mannequin dont se servait la couturière. Sans tête, ni bras, ni jambes, il offrait l'aspect d'une élégante d'autrefois après un barbare supplice » (Pléiade, vol. 3, p. 204-205). Pour la compréhension du rêve, il est important de savoir que Blanchonnet a « assisté » à l'agonie de la vieille baronne, car la couturière travaillait alors dans sa chambre et y laissait son mannequin après son service. Depuis, le mannequin est relégué à une chambre du troisième où la couturière vient travailler seule. Tout cela est raconté au début du chapitre.

Mme la baronne. C'est la mère de Mme Vasseur, l'ancienne maîtresse de Félicie.

(4) Lorsque Félicie est arrivée, le matin qui a suivi le décès de la baronne, Mme Vasseur a immédiatement ordonné que la couturière aille désormais s'installer au troisième avec Blanchonnet. La difficulté de transporter le mannequin et l'émotion ont fait en sorte que Félicie s'est évanouie en entrant dans la mansarde. À son réveil, Mme Pauque, la sœur de Mme Vasseur, avait placé ce coussin sous sa tête. Puis lorsque la couturière a été remise, après un doigt de cordial, Mme Pauque a repris le coussin, en déclarant simplement et inexplicablement qu'elle allait le mettre sous la tête de sa mère, dans la chambre mortuaire.

Herbert : domestique de la maison des Vasseur.

Berthe : cuisinière.

* La couturière n'aura visé personne en particulier, car son pressentiment est encore bien plus juste : elle annonce « la révolution » ! Les deux suicides auxquels conduit l'histoire.

Son rêve. Dans les heures qui ont suivi l'annonce de cette « révolution », le petit Marcel, fils de la concierge, est venu jouer les justiciers dans la chambre de Félicie et le massacre s'est achevé par la destruction de Blanchonnet, ce dont la couturière fait les frais aux yeux des Vasseurs.

Texte témoin
Julien Green, le Malfaiteur, Paris, Plon, 1955, p. 28-29.

Édition originale
Julien Green, « Le mannequin », Lunaires (Cahier de poésie), Paris, Plon, 1948.

Il s'agit de la première version des chapitres 1 et 6 de la première partie de roman (qui en comptera deux dans l'édition de 1955 et trois dans l'édition « définitive » de 1972.

Julien Green, OEuvres complètes, Romans, le Malfaiteur, Paris, Plon, 1955, vol. 6.

Édition critique
Julien Green, Œuvres complètes, le Malfaiteur, éd. Jacques Petit, Paris, Gallimard (coll. « Bibliothèque de la Pléiade »), 1972, vol. 3, p. 212-213.

Bibliographie
FIELD, Trevor, « The litterary significance of dreams in the novels of Julien Green », Modern Language Review, Cambridge, 1980, no. 75, p. 291-300 (curieusement, Field ne dit pas un mot des rêves de ce roman).




Un rêve récurrent

Un mannequin animé

Oui ou non, les morts revenaient-ils ? De son vivant Mme la baronne l'affirmait. Pourvu qu'elle ne revînt pas elle-même lui fournir un supplément d'information !

Une nuit, Félicie * rêva que Blanchonnet * se montrait à elle. Ce n'était pas la première fois qu'il troublait le sommeil de la pauvre femme, mais d'ordinaire il se contentait de traverser la chambre en glissant au ras du plancher. Il ne parlait pas. Comment Blanchonnet aurait-il pu ouvrir la bouche ? Cette nuit, pourtant, il lui poussa tout à coup une tête et deux bras : en vérité, la tête et les bras de Mme la baronne *.

Rien n'était bizarre comme cette face lunaire ajustée au buste élégant du mannequin et il semblait bien que la tête de la vieille dame souffrît de vertige à se trouver perchée si haut, car elle fermait les yeux et fronçait les sourcils. Les mains grasses sortaient de larges manches de dentelle qui ressemblaient aux ailerons d'une poule, et de temps en temps les doigts s'agitaient comme pour saisir quelque chose. La couturière s'aperçut bientôt que l'apparition venait vers elle en oscillant de droite à gauche, et à chaque mouvement de Blanchonnet, les joues de la baronne tremblaient et la vieille dame faisait : « Oh ! ». À très peu de distance du lit, le mannequin s'arrêta, la bouche s'ouvrit et Félicie ramena son drap par-dessus sa tête. Elle ne s'entendit pas moins appeler par son nom, mais doucement, comme autrefois. Alors elle découvrit la moitié d'un oeil et regarda sa maîtresse.

— Mon coussin bleu pâle *, dit la baronne.

Félicie répondit en claquant des dents.

— Je veux ce coussin, dit la baronne d'un ton plus sévère.

Il y eut un silence, puis le coussin bleu pâle se montra tout à coup entre les mains de la baronne qui sourit.

— Je l'emporte avec moi, fit-elle, mais si vous voulez, je vous le prêterai de temps en temps. Allons-nous-en. Oh !

Et Blanchonnet l'emporta en basculant de côté et d'autre.

[...]

Elle se proposait de bousculer cet imbécile de Blanchonnet à cause de sa farce de la nuit dernière, et son aiguille courait de plus en plus vite, comme s'il se fût agi de lutter de vitesse avec quelqu'un (p. 30).

[...]

— Ça y est, fit-elle. J'ai eu mon rêve.

— Encore ! s'écria la cuisinière.

Elle posa ses petites mains grasses et rouges sur son ventre et se mit à rire.

— Herbert *, dit-elle à la cantonade. Voilà que Félicie a revu Mme la baronne.

— Vieille folle ! fit Herbert sans préciser à qui s'appliquait cette épithète.

— Ne riez donc pas comme ça, fit la couturière. Cette fois, j'ai eu tellement peur que je n'ai pas pu me rendormir. Et ce matin, tout à coup, j'ai eu un pressentiment.

— Ça fait bien six semaines que vous n'en aviez pas eu, dit Berthe * en avalant son café.

— Marquons celui-ci d'une croix sur le calendrier, dit Félicie. Vous verrez qu'il va arriver quelque chose. Elle m'a réclamé son coussin bleu.

Herbert entra, le poing coiffé d'une chaussure. Lui et la cuisinière échangèrent un clin d'oeil pendant que Félicie ajustait son lorgnon sur son nez et avec de petits gestes raides faisait une croix sur un calendrier pendu au mur.

— Voilà, dit-elle en se retournant d'un air à la fois satisfait et épouvanté comme si elle venait de donner un ordre au destin. Quelqu'un va mourir dans la maison.

— Vous y tenez, dit Berthe en se carrant sur sa chaise, et elle joignit les doigts sur son ventre. Vous et la baronne, vous portez quelqu'un en terre tous les quinze jours. À qui en avez-vous *, cette fois ? (p. 93-94).

[...]

Alors * son rêve de la nuit précédente lui revint en mémoire. Les yeux fermés, elle vit distinctement le visage de la baronne, non point le visage aimable et indulgent que la couturière avait connu jadis, mais un visage d'outre-tombe avec un sourire maléfique. Et malgré elle, Félicie regardait, parce qu'il y avait au fond de cette épouvante quelque chose qui la fascinait et parce qu'elle voulait savoir comment la baronne allait s'y prendre désormais pour venir vers elle sans le secours de Blanchonnet qui lui avait servi de véhicule (p. 109).

Texte sous droits.

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