Jean Racine

Athalie

France   1691

Genre de texte
Tragédie

Contexte
Le songe apparaît à l’acte II, scène V.

L’argument de la pièce repose sur des événements historiques racontés dans la Bible (Rois II, 11). Athalie, fille de Jézabel, fut reine du royaume de Juda vers -830. Lorsqu’elle apprit que son fils Akhazias avait été tué, elle entreprit d’exterminer toute la descendance royale. Son petit-fils Joas échappera au massacre et sera élevé en secret par les prêtres sous le nom d’Eliacin. Le cauchemar survient sept ans plus tard et bouleverse la reine.
À la suite de ce récit qu'elle en fait, Athalie rendra visite au temple, où elle reconnaîtra le jeune homme de son rêve, qui n’est autre que Joas, son petit-fils. Comme Joas-Eliacin ne veut pas la suivre au palais, elle fera assiéger le Temple. Mais Joas, déclaré roi par les prêtres, fera exécuter Athalie.

Commentaires
«[L]e songe d'Athalie [...] avec son vécu indéniablement chargé, rapporté par une conscience traumatisée, vaut sans doute mieux que le simple morceau de rhétorique conventionnelle et ornementale à quoi il est parfois ramené. Mais cela ne constitue pas encore en soi une preuve d'enracinement du rêve dans la profondeur posychologique de la rêveuse, dans ce qui serait, en langage moderne, son ‹subconcient›. L'angoisse de la narratrice semble relever davantage de l'‹horreur sacrée› que de la découverte des forces obscures qui l'animent en profondeur.» (J.-D. Gollut, Conter les rêves, Paris, José Corti, 1993, p. 24-25.

Julien Gracq est beaucoup moins tendre : «Il y a deux langues poétiques juxtaposées dans les tragédies de Racine. Cette fusion à haute température de la langue précieuse, qui à la fois la fluidifie et en réduit par oxydation les scories — singularité qui rend inimitable dans ses pièces le langage de l'amour — ne se retrouve à aucun degré dans ses récits de rêves et de prodiges, que ce soit dans Phèdre ou dans Athalie. Aussitôt, au contraire, clichés, redondances, hyperboles insipides, lieux communs ampoulés viennent glacer le style ; tout devient ornement, et froid ornement : ce sont les songes, les miracles et les machines des pseudo-Iliades dont le dix-septième siècle a été si prodigue, que nous avons parfaitement oubliées, et dont seules les défaillances d'un poète de génie nous ont conservé le ton apprêté, l'amphigouri ‹poétique›, l'ennui insondable. » (Julien Gracq, En lisant En écrivant, Paris, Corti, 1980, p. 145-146. Cité par Gollut).

Texte témoin
Paris, Hachette, 1885.

Document disponible sur BNF Gallica




Le songe d’Athalie

Vision prémonitoire

ATHALIE. ACTE II , SCÈNE V.

MATHAN
Grande reine, est-ce ici votre place ?
Quel trouble vous agite, et quel effroi vous glace ?
Parmi vos ennemis que venez-vous chercher ?
De ce temple profane osez-vous approcher ?
Avez-vous dépouillé cette haine si vive...

ATHALIE
Prêtez-moi l'un et l'autre une oreille attentive.
[…]
Un songe (me devrais-je inquiéter d'un songe?)
Entretient dans mon cœur un chagrin qui le ronge.
Je l'évite partout, partout il me poursuit.
C'était pendant l'horreur d'une profonde nuit.
Ma mère Jézabel devant moi s'est montrée,
comme au jour de sa mort pompeusement parée.
Ses malheurs n'avaient point abattu sa fierté ;
Même elle avait encor cet éclat emprunté
Dont elle eut soin de peindre et d'orner son visage,
Pour réparer des ans l'irréparable outrage.
«Tremble, m'a-t-elle dit, fille digne de moi.
Le cruel Dieu des Juifs l'emporte aussi sur toi.
Je te plains de tomber dans ses mains redoutables,
Ma fille.» En achevant ces mots épouvantables,
Son ombre vers mon lit a paru se baisser ;
Et moi, je lui tendais les mains pour l'embrasser.
Mais je n'ai plus trouvé qu'un horrible mélange
D'os et de chair meurtris, et traînés dans la fange,
Des lambeaux pleins de sang, et des membres affreux
que des chiens dévorants se disputaient entre eux.

ABNER
Grand Dieu !

ATHALIE
Dans ce désordre à mes yeux se présente
un jeune enfant couvert d'une robe éclatante,
Tels qu'on voit des Hébreux les prêtres revêtus.
Sa vue a ranimé mes esprits abattus.
Mais lorsque revenant de mon trouble funeste,
J'admirais sa douceur, son air noble et modeste,
J'ai senti tout à coup un homicide acier,
Que le traître en mon sein a plongé tout entier.
De tant d'objets divers le bizarre assemblage
Peut-être du hasard vous paroît un ouvrage.
Moi-même quelque temps, honteuse de ma peur,
Je l'ai pris pour l'effet d'une sombre vapeur.
Mais de ce souvenir mon âme possédée
A deux fois en dormant revu la même idée :
Deux fois mes tristes yeux se sont vu retracer
Ce même enfant toujours tout prêt à me percer.
Lasse enfin des horreurs dont j'étois poursuivie,
J'allais prier Baal de veiller sur ma vie,
Et chercher du repos au pied de ses autels.
Que ne peut la frayeur sur l'esprit des mortels ?
Dans le temple des Juifs un instinct m'a poussée,
Et d'apaiser leur Dieu j'ai conçu la pensée :
J'ai cru que des présents calmeraient son courroux,
Que ce Dieu, quel qu'il soit, en deviendroit plus doux.
Pontife de Baal, excusez ma foiblesse.
J'entre : le peuple fuit, le sacrifice cesse.
Le grand prêtre vers moi s'avance avec fureur.
Pendant qu'il me parlait, ô surprise ! ô terreur !
J'ai vu ce même enfant dont je suis menacée,
Tel qu'un songe effrayant l'a peint à ma pensée.
Je l'ai vu : son même air, son même habit de lin,
Sa démarche, ses yeux, et tous ses traits enfin.
C'est lui-même. Il marchait à côté du grand prêtre ;
Mais bientôt à ma vue on l'a fait disparaître.
Voilà quel trouble ici m'oblige à m'arrêter,
Et sur quoi j'ai voulu tous deux vous consulter.
Que présage, Mathan, ce prodige incroyable ?

MATHAN.
Ce songe et ce rapport, tout me semble effroyable.

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