André Hardellet

Lourdes, lentes…

France   1969

Genre de texte
roman

Contexte
Ce récit de rêve se situe vers la fin du récit.

Le narrateur, Stève Masson, a une sexualité débridée. Il a plusieurs maîtresses avec qui il assouvit ses fantasmes et les leurs. Il fait ce rêve après s’être livré à des caresses sexuelles avec une femme nommée Joyce.

Texte témoin
Paris : Union générale d’éditions, 1977, p. 154-157.




Rêve et réveil

Un grésillement de sonnettes

Je revenais de la pêche après m’être perdu en route. Au loin, une ville dressait ses remparts, ses tours. Je me dirigeai vers elle et, malgré la distance, j’atteignis très vite son pont-levis. Je me trouvai au milieu d’une foule qui semblait m’attendre, mais avec un étrange désintérêt, sur une inquiétante réserve. Des hommes et des femmes, les uns vêtus comme aujourd’hui, les autres comme à des époques très anciennes, formaient la haie pour me regarder, puis détournaient leurs visages. Je sentais sur moi une réprobation muette, moins hostile que navrée.

Parmi la foule, je reconnaissais des amis d’autrefois, mon père, ma mère; ils montraient la même impassibilité que les autres et rien dans leur attitude n’indiquait qu’ils m’avaient seulement identifié.

Tous se dispersèrent bientôt.

Il faisait un temps magnifique; j’allais au hasard, par les rues vides, dans un air imprégné d’une inexplicable douceur de vivre.

Parfois, en passant devant l’échoppe d’un cordonnier ou la forge d’un maréchal-ferrant j’écoutais le bruit de leur travail – si mystérieusement éloigné, coupé de moi que je n’osais entrer.

Sur une borne, je vis un chat, qui s’enfuit à mon approche, et je m’assis sur la borne tiède qu’il avait occupée, me demandant ce qui me rattachait à cette ville sans nom, à ses habitants évasifs. J’étais au centre d’une place pavée, absolument déserte; la plupart des maisons voisines tombaient en ruines, mais un palais s’élevait en face de moi, au milieu des décombres. Toute trace de vie s’était évaporée depuis la fuite du chat. Je restai là longtemps, à m’interroger. Tout à coup des porteurs de torches et de chandelles allumées débouchèrent silencieusement d’une ruelle; dans la lumière du grand jour (était-ce un symbole, ces lueurs inutiles?), ils prenaient un caractère funèbre.

Je filai par un chemin longeant des jardinets à l’abandon, des buttes, des dépôts de pierres. Sans comprendre comment, je me retrouvai le long de la Gloire, au coude du Planchon – mais non dans le décor qui m’était familier. L’ancien bras de la Filature, où ne stagnait d’ordinaire qu’un peu d’eau croupie sous les ronces, coulait à plein, comme autrefois, avant 1914. Deux ou trois vieux du pays en parlaient encore comme du meilleur coin pour les grosses truites – et l’eau courait sous mes yeux, indubitable.

La paix, la douceur de vivre de la ville inconnue s’étaient transportées là, magiquement, et moi, l’exclu, je sentais se lever ma condamnation. Quelqu’un m’avait donné rendez-vous ici, j’en étais convaincu, quelqu’un pour qui le Temps s’ouvrait dans tous les sens.

Je vis les porteurs de torches dévaler d’une colline à une vitesse terrifiante. Instantanément la campagne s’emplit du grésillement de sonnettes d’alarme : c’était mon téléphone intérieur, qui me réveillait à 10 heures, selon mes instructions au concierge.

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