Guillaume Apollinaire

L’hérésiarque

France   1902

Genre de texte
nouvelle

Contexte
Le rêve se situe quelques pages seulement après le début de la nouvelle.

Le narrateur rencontre Benedetto Orfei, dit l’hérésiarque, qui lui raconte comment est survenue sa «conversion illuminatrice». Un jour qu’il s’était occupé fort longtemps de l’hypostase (le mystère des personnes de la Divinité), un refrain s’est imposé à lui durant sa prière, au moment de se mettre au lit («le refrain divin»). Un rêve est alors à l’origine de son «hérésie». Ce rêve est suivi d’une vision dans son sommeil, au cours de la nuit suivante.

Texte témoin
L’hérésiarque et cie, Paris, Stock, 1910, p. 60-62.

Bibliographie
«L’hérésiarque et cie», Œuvres en prose, éd. M. Décaudin, Paris, Gallimard (coll. «Bibliothèque de la pléiade»), 1977, p. 112-114.




Le rêve de l’hérésiarque

Apparitions

Voici comment Benedetto Orfei me raconta ce qu’il nommait sa conversion illuminatrice :

[...]

«Le refrain divin chanta dans mon âme jusqu’à l’heure où je m’endormis. Mon sommeil fut profond, et le matin, à l’heure des songes véridiques, je vis le ciel ouvert. Parmi les chœurs des hiérarchies d’Assistance, d’Empire et d’Exécution, et plus hauts que le chœur des Séraphins, qui est le plus élevé, trois crucifiés s’offrirent à mon adoration. Ébloui de la lumière qui entourait les crucifiés, je baissai les yeux et vis la troupe sainte des Vierges, des Veuves, des Confesseurs, des Docteurs, des Martyrs adorant les crucifiés. Mon Patron, saint Benoît, vint à ma rencontre, suivi d’un ange, d’un lion, d’un bœuf, tandis qu’un aigle volait au-dessus de lui. Il me dit : «Ami, souviens-toi !». En même temps, il dressa sa main droite vers les crucifiés. Je remarquai que le pouce, l’index et le majeur de cette main étaient étendus, tandis que les deux autres doigts étaient repliés. Au même instant les Chérubins agitèrent leurs encensoirs, et un parfum, plus suave que celui du plus pur des encens minéens, se répandit dans l’air. Je vis alors que l’ange escortant mon saint Patron portait un ciboire d’or, d’un travail admirable. Saint Benoît ouvrit le ciboire, y prit une hostie, qu’il divisa en trois parties, et je communiai triplement d’une seule hostie, dont le goût devait être plus exquis que celui de la manne que savourèrent les Hébreux dans le désert. Une musique ravissante de luths, de harpes et autres instruments célestes, tenus par des Archanges, se fit entendre et le chœur des Saints chanta :

Ils étaient trois hommes
Sur le Golgotha,
De même qu’au ciel
Ils sont en Trinité.

«Je m’éveillai. Je compris que ce rêve était un événement grave dans ma vie et pour les hommes. L’heure à laquelle il s’était produit ne me laissait guère de doute sur la véracité d’un tel songe. Néanmoins, comme il renversait les croyances sur lesquelles repose le christianisme, j’hésitai à en faire part au pape. La nuit suivante, je vis en songe matinal, au milieu de deux femmes, la Très Sainte Vierge, leur disant : «Vous aussi êtes mères de Dieu, mais les hommes ne connaissent pas votre maternité !». Et je m’éveillai, tout en nage. Je n’avais plus aucune hésitation. Je récitai tout haut la doxologie. Je fus dire la messe à Sainte-Marie-Majeure, puis j’allai au Vatican demander une audience au Saint-Père qui me l’accorda. Je lui fis le récit de ce qui s’était passé. Le pape m’écouta en silence et médita un instant après m’avoir entendu. Sa méditation finie, il me dit sévèrement de cesser toute étude théologique, de ne plus songer à des choses ridicules et impossibles qu’un démon avait seul suscitées en moi.

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