Guillaume Apollinaire

Onirocritique

France   1908

Genre de texte
prose poétique

Contexte
«Onirocritique» est aujourd’hui le dernier chapitre de L’Enchanteur pourrissant. Peter Froehlicher pense qu’on peut aisément considérer le texte comme autonome, quitte à tenter d’interpréter ensuite sa situation dans l’Enchanteur.

Premier livre de Guillaume Apollinaire, L’Enchanteur pourissant est une récriture de Merlin. L’ouvrage est conçu comme un dialogue entre Merlin et la fée Viviane. Pour finir, Merlin meurt des mains de la Dame du lac et repose dans son cercueil. Des animaux, des personnages mythiques défilent devant lui pour lui dire quelques mots. Une fois ce cortège passé, la Dame du lac partie, l’enchanteur, pourrissant, à nouveau seul, fait le rêve intitulé «Onirocritique».

Notes
(1) Orkenise : forteresse du roi Arthur.

(2) Pard : sorte de félin carnassier.

(3) Ces trois lettres forment le «Iod», semi-voyelle qui symbolise le nom de Yahvé.

(4) Sardoine : pierre semi-précieuse.

(5) Il s’agit du «fleuve-épée».

(6) L’ache symbolisait la mort.

Texte témoin
«Onirocritique», Œuvres en prose, éd. M. Décaudin, Paris, Gallimard (coll. «Bibliothèque de la pléiade»), 1977, p. 73-77.




Le rêve de l’Enchanteur

Onirocritique

Les charbons du ciel étaient si proches que je craignais leur ardeur. Ils étaient sur le point de me brûler. Mais j’avais la conscience des éternités différentes de l’homme et de la femme. Deux animaux dissemblables s’accouplaient et les rosiers provignaient des treilles qu’alourdissaient des grappes de lune. De la gorge du singe, il sortit des flammes qui fleurdelisèrent le monde. Dans les myrtaies, une hermine blanchissait. Nous lui demandâmes la raison du faux hiver. J’avalai des troupeaux basanés. Orkenise (1) parut à l’horizon. Nous nous dirigeâmes vers cette ville en regrettant les vallons où les pommiers chantaient, sifflaient et rugissaient. Mais le chant des champs labourés était merveilleux :

Par les portes d’Orkenise
Veut entrer un charretier,
Par les portes d’Orkenise
Veut sortir un va-nu-pieds.

Et les gardes de la ville
Courant sus au va-nu-pieds :
«Qu’emportes-tu de la ville ?»
«J’y laisse mon cœur entier.»

Et les gardes de la ville
Courant sus au charretier :
«Qu’apportes-tu dans la ville ?»
«Mon cœur pour me marier.»

Que de cœurs dans Orkenise !
Les gardes riaient, riaient.
Va-nu-pieds la route est grise,
L’amour grise ô charretier.

Les beaux gardes de la ville,
Tricotaient superbement;
Puis, les portes de la ville
Se fermèrent lentement.

Mais j’avais la conscience des éternités différentes de l’homme et de la femme. Le ciel allaitait ses pards (2). J’aperçus alors sur ma main des taches cramoisies. Vers le matin, des pirates emmenèrent neuf vaisseaux ancrés dans le port. Les monarques s’égayaient. Et, les femmes ne voulaient pleurer aucun mort. Elles préfèrent les vieux rois, plus forts en amour que les vieux chiens. Un sacrificateur désira être immolé au lieu de la victime. On lui ouvrit le ventre. J’y vis quatre I, quatre O, quatre D (3). On nous servit de la viande fraîche et je grandis subitement après en avoir mangé. Des singes pareils à leurs arbres violaient d’anciens tombeaux. J’appelai une de ces bêtes sur qui poussaient des feuilles de laurier. Elle m’apporta une tête faite d’une seule perle. Je la pris dans mes bras et l’interrogeai après l’avoir menacée de la rejeter dans la mer si elle ne me répondait pas. Cette perle était ignorante et la mer l’engloutit.

Mais j’avais la conscience des éternités différentes de l’homme et de la femme. Deux animaux dissemblables s’aimaient. Cependant les rois seuls ne mouraient point de ce rire et vingt tailleurs aveugles vinrent dans le but de tailler et de coudre un voile destiné à couvrir la sardoine (4). Je les dirigeai moi-même, à reculons. Vers le soir, les arbres s’envolèrent, les singes devinrent immobiles et je me vis au centuple. La troupe que j’étais s’assit au bord de la mer. De grands vaisseaux d’or passaient à l’horizon. Et quand la nuit fut complète, cent flammes vinrent à ma rencontre. Je procréai cent enfants mâles dont les nourrices furent la lune et la colline. Ils aimèrent les rois désossés que l’on agitait sur les balcons. Arrivé au bord d’un fleuve, je le (5) pris à deux mains et le brandis. Cette épée me désaltéra. Et la source languissante m’avertit que si j’arrêtais le soleil je le verrais carré, en réalité. Centuplé, je nageai vers un archipel. Cent matelots m’accueillirent et m’ayant mené dans un palais, ils m’y tuèrent quatre-vingt-dix-neuf fois. J’éclatai de rire à ce moment et dansai tandis qu’ils pleuraient. Je dansai à quatre pattes. Les matelots n’osaient plus bouger, car j’avais l’aspect effrayant du lion...

À quatre pattes, à quatre pattes.

Mes bras, mes jambes se ressemblaient et mes yeux multipliés me couronnaient attentivement. Je me relevai ensuite pour danser comme les mains et les feuilles.

J’étais ganté. Les insulaires m’emmenèrent dans leurs vergers pour que je cueillisse des fruits semblables à des femmes. Et l’île, à la dérive, alla combler un golfe où du sable aussitôt poussèrent des arbres rouges. Une bête molle couverte de plumes blanches chantait ineffablement et tout un peuple l’admirait sans se lasser. Je retrouvai sur le sol la tête faite d’une seule perle et qui pleurait. Je brandis le fleuve et la foule se dispersa. Des vieillards mangeaient l’ache (6) et immortels ne souffraient pas plus que les morts. Je me sentis libre, libre comme une fleur en sa saison. Le soleil n’est pas plus libre qu’un fruit mûr. Un troupeau d’arbres broutait les étoiles invisibles et l’aurore donnait la main à la tempête. Dans les myrtaies, on subissait l’influence de l’ombre. Tout un peuple entassé dans un pressoir saignait en chantant. Des hommes naquirent de la liqueur qui coulait du pressoir. Ils brandissaient d’autres fleuves qui s’entrechoquaient avec un bruit argentin. Les ombres sortirent des myrtaies et s’en allèrent dans les jardinets qu’arrosait un surgeon d’yeux d’hommes et de bêtes. Le plus beau des hommes me prit à la gorge, mais je parvins à le terrasser. À genoux, il me montra les dents. Je les touchai; il en sortit des sons qui se changèrent en serpents de la couleur des châtaignes et leur langue s’appelait Sainte-Fabeau. Ils déterrèrent une racine transparente et en mangèrent. Elle était de la grosseur d’une rave. Et mon fleuve au repos les surbaigna sans les noyer. Le ciel était plein de fèces et d’oignons. Je maudissais les astres indignes dont la clarté coulait sur la terre. Nulle créature vivante n’apparaissait plus. Mais des chants s’élevaient de toutes parts. Je visitai des villes vides et des chaumières abandonnées. Je ramassai les couronnes de tous les rois et en fis le ministre immobile du monde loquace. Des vaisseaux d’or, sans matelots, passaient à l’horizon. Des ombres gigantesques se profilaient sur les voiles lointaines. Plusieurs siècles me séparaient de ces ombres. Je me désespérai. Mais, j’avais la conscience des éternités différentes de l’homme et de la femme. Des ombres dissemblables assombrissaient de leur amour l’écarlate des voilures, tandis que mes yeux se multipliaient dans les fleuves, dans les villes et dans la neige des montagnes.

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