Honoré de Balzac

Ursule Mirouët

France   1841

Genre de texte
roman

Contexte
Ces rêves se situent vers la fin de l'ouvrage, fin de la deuxième et dernière partie: « La succession Minoret ».

Ursule Mirouët, orpheline, a été recueillie toute jeune par le docteur Minoret. Il l'élève comme sa fille et la désigne comme son héritière. Mourant, il lui indique où trouver son testament mais François Minoret-Levreault, son neveu, entend cette conversation, s'empare du document et hérite de la fortune de son oncle. Ursule se retire donc dans une simple maison et continue sa vie de piété et d'honnêteté. Cependant, son parrain lui apparaît en rêve pour lui faire prendre conscience que l'héritage lui appartenait de droit.

Notes
(1) L'histoire se passe dans le petite ville de Nemours (Seine-et- Marne), 60 km au sud de Paris.

(2) Objet de plusieurs machinations de la part de Goupil, toutes orchestrées par Minoret-Levreault, Ursule vient d'être victime d'un scandale public : une sérénade qui lui aurait été offerte par un anonyme « amant ».

(3) Mme de Portenduère est la mère de Savinien. Elle est venue consoler Ursule, gravement malade, affaiblie par ses nombreux déboires.

(4) Feu Denis Minoret : son parrain, mort depuis peu et qui lui avait légué sa fortune.

(5) « Balzac aimait beaucoup les meubles de Boulle (1642-1732).

(6) Savinien de Portenduère : le prétendant d'Ursule.

(7) François Minoret-Levreault, maître de poste : le neveu du parrain. C'est lui qui a volé l'héritage d'Ursule.

(8) Zélie Minoret : la femme de Minoret.

(9) Pandectes : nom grec (« somme ») du recueil latin Digesta sive Pandecta Juris. Dans la bibliothèque du docteur Minoret, l'ouvrage se présente sous la forme d'une série d'in-folio (apparemment en trois tomes).

(10) Goupil : un clerc qui a fait un pacte avec Minoret-Levreault. Ce dernier ne respectant pas ses engagements, Goupil se venge en allant raconter toute la vérité à Savinien, le prétendant d'Ursule.

(11) L'exposé scientifique se poursuit sur plusieurs pages, sous forme de dialogue, dont une réplique d'Ursule, comme on le voit plus bas, nous ramène à son rêve récurrent.

(12) Le lendemain d'une conversation entre le curé et le juge de paix, tous deux convaincus de la culpabilité du maître de poste, n'en cherchant plus que la preuve.

(13) La preuve de la culpabilité du neveu se trouvera en effet sur la page de garde de l'ouvrage où le docteur avait inscrit les numéros des rentes d'État qu'il destinait à Ursule et Savinien.

Texte témoin
Honoré de Balzac, la Comédie humaine. Ursule Mirouët, vol. 15, Paris, Furne, Hetzel et Dubochet et Cie éditeurs, 1843, p. 177-179 et 181.

Édition originale
Honoré de Balzac, Ursule Mirouët, Paris, Le Souverain, 1841.

Édition critique
Honoré de Balzac, la Comédie humaine. Ursule Mirouët, édition de Marcel Bouteron, tome III, Paris, Gallimard (coll. « Bibliothèque de la Pléiade »), 1951-1952, p. 451-453 et 455.

Honoré de Balzac, la Comédie humaine. Ursule Mirouët, sous la direction de P.-G. Castex, édition de Madeleine Ambrière-Fargeaux, tome III, Paris, Gallimard (coll. « Bibliothèque de la Pléiade »), 1976, p. 959-961 et 979.




Les trois premiers rêves d'Ursule Mirouët

Une lettre cachée

Quoique l'opinion publique de la petite ville (1) eût reconnu la parfaite innocence d'Ursule, Ursule se rétablissait lentement (2). Dans cet état de prostration corporelle qui laissait l'âme et l'esprit libres, elle devint le théâtre de phénomènes dont les effets furent d'ailleurs terribles et de nature à occuper la science, si la science avait été mise dans une pareille confidence. Dix jours après la visite de madame de Portenduère (3), Ursule subit un rêve qui présenta les caractères d'une vision surnaturelle autant par les faits moraux que par les circonstances pour ainsi dire physiques. Feu Minoret (4), son parrain, lui apparut et lui fit signe de venir avec lui; elle s'habilla, le suivit au milieu des ténèbres jusque dans la maison de la rue des Bourgeois où elle retrouva les moindres choses comme elles étaient le jour de la mort de son parrain. Le vieillard portait les vêtements qu'il avait sur lui la veille de sa mort, sa figure était pâle, ses mouvements ne rendaient aucun son; néanmoins Ursule entendit parfaitement sa voix, quoique faible et comme répétée par un écho lointain. Le docteur amena sa pupille jusque dans le cabinet du pavillon chinois où il lui fit soulever le marbre du petit meuble de Boulle (5), comme elle l'avait soulevé le jour de sa mort; mais au lieu de n'y rien trouver, elle vit la lettre que son parrain lui recommandait d'aller y prendre; elle la décacheta, la lut ainsi que le testament en faveur de Savinien (6). — Les caractères de l'écriture, dit-elle au curé, brillaient comme s'ils eussent été tracés avec les rayons du soleil, ils me brûlaient les yeux. Quand elle regarda son oncle pour le remercier, elle aperçut sur ses lèvres décolorées un sourire bienveillant. Puis, de sa voix faible et néanmoins claire, le spectre lui montra Minoret (7) écoutant la confidence dans le corridor, allant dévisser la serrure et prenant le paquet de papiers. Puis, de sa main droite, il saisit sa pupille et la contraignit à marcher du pas des morts afin de suivre Minoret jusqu'à la Poste. Ursule traversa la ville, entra à la Poste, dans l'ancienne chambre de Zélie (8), où le spectre lui fit voir le spoliateur décachetant les lettres, les lisant et les brûlant. — Il n'a pu, dit Ursule, allumer que la troisième allumette pour brûler les papiers, et il en a enterré les vestiges dans les cendres. Après, mon parrain m'a ramenée à notre maison et j'ai vu monsieur Minoret-Levrault se glissant dans la bibliothèque, où il a pris, dans le troisième volume des Pandectes(9), les trois inscriptions de chacune douze mille livres de rentes, ainsi que l'argent des arrérages en billets de banque. — Il est, m'a dit alors mon parrain, l'auteur des tourments qui t'ont mise à la porte du tombeau; mais Dieu veut que tu sois heureuse. Tu ne mourras point encore, tu épouseras Savinien ! Si tu m'aimes, si tu aimes Savinien, tu redemanderas ta fortune à mon neveu. Jure-le moi ? En resplendissant comme le Sauveur pendant sa transfiguration, le spectre de Minoret avait alors causé, dans l'état d'oppression où se trouvait Ursule, une telle violence à son âme, qu'elle promit tout ce que voulait son oncle pour faire cesser le cauchemar. Elle s'était réveillée debout, au milieu de sa chambre, la face devant le portrait de son parrain qu'elle y avait mis depuis sa maladie. Elle se recoucha, se rendormit après une vive agitation et se souvint à son réveil de cette singulière vision; mais elle n'osa pas en parler. Son jugement exquis et sa délicatesse s'offensèrent de la révélation d'un rêve dont la fin et la cause étaient ses intérêts pécuniaires, elle l'attribua naturellement à la causerie par laquelle la Bougival l'avait endormie, et où il était question des libéralités de son parrain pour elle et des certitudes que conservait sa nourrice à cet égard. Mais ce rêve revint avec des aggravations qui le lui rendirent excessivement redoutable. La seconde fois, la main glacée de son parrain se posa sur son épaule, et lui causa la plus cruelle douleur, une sensation indéfinissable. — Il faut obéir aux morts ! disait-il d'une voix sépulcrale. Et des larmes, dit-elle, tombaient de ses yeux blancs et vides. La troisième fois, le mort la prit par ses longues nattes et lui fit voir Minoret causant avec Goupil (10) et lui promettant de l'argent s'il emmenait Ursule à Sens. Ursule prit alors le parti d'avouer ces trois rêves à l'abbé Chaperon.

— Monsieur le curé, lui dit-elle un soir, croyez-vous que les morts puissent apparaître ?

— Mon enfant, l'histoire sacrée, l'histoire profane, l'histoire moderne offrent plusieurs témoignages à ce sujet; mais l'Église n'en a jamais fait un article de foi; et, quant à la Science, en France elle s'en moque.

— Que croyez-vous ?

— La puissance de Dieu, mon enfant, est infinie.

— Mon parrain vous a-t-il parlé de ces sortes de choses ?

— Oui, souvent. Il avait entièrement changé d'avis sur ces matières. Sa conversion date du jour, il me l'a dit vingt fois, où dans Paris une femme vous a entendue à Nemours priant pour lui, et a vu le point rouge que vous aviez mis devant le jour de saint Savinien à votre almanach.

Ursule jeta un cri perçant qui fit frémir le prêtre : elle se souvenait de la scène où, de retour à Nemours, son parrain avait lu dans son âme et s'était emparé de son almanach.

— Si cela est, dit-elle, mes visions sont possibles. Mon parrain m'est apparu comme Jésus à ses disciples. Il est dans une enveloppe de lumière jaune, il parle ! Je voulais vous prier de dire une messe pour le repos de son âme et implorer le serours de Dieu afin de faire cesser ces apparitions qui me brisent.

Elle raconta dans les plus grands détails ses trois rêves en insistant sur la profonde vérité des faits, sur la liberté de ses mouvements, sur le somnambulisme d'un être intérieur, qui, dit-elle, se déplaçait sous la conduite du spectre de son oncle avec une excessive facilité. Ce qui surprit étrangement le prêtre, à qui la véracité d'Ursule était connue, fut la description exacte de la chambre autrefois occupée par Zélie Minoret à son établissement de la Poste, où jamais Ursule n'avait pénétré, de laquelle enfin elle n'avait jamais entendu parler.

[...] (11)

— Si vous saviez en quelles terreurs je m'endors ! quels regards me lance mon parrain ! La dernière fois il s'accrochait à ma robe pour me voir plus longtemps. Je me suis réveillée le visage tout en pleurs (p. 181).

[...]

Le lendemain (12), en descendant de l'autel, après sa messe, il [l'abbé Chaperon] fut frappé par une pensée qui prit en lui-même la force d'un éclat de voix; il fit signe à Ursule de l'attendre, et alla chez elle sans avoir déjeuné.

— Mon enfant, lui dit le curé, je veux voir les deux volumes où votre parrain des rêves prétend avoir mis ses inscriptions et ses billets.

Ursule et le curé montèrent à la bibliothèque et y prirent le troisième volume des Pandectes. En l'ouvrant... (13).

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