Théophile Gautier

Jettatura

France   1856

Genre de texte
roman

Contexte
Le rêve se situe au chapitre VII du troisième roman qui en compte quatorze.

Le jeune Paul va rejoindre sa fiancée Alicia Ward, installée à Naples avec son oncle sous la recommandation du médecin. Dès qu’elle le revoit, Alicia perd de ses couleurs sous le regard de son fiancé qui semble porter malheur. Le bruit court rapidement que Paul est maudit, qu’il est le mauvais Å“il ou la « jettatura ». Un soir, alors qu’il se promène en ville, les gens le fuient en lui criant : « Jettatore! jettatore! ». Se demandant ce que ce terme signifie et pourquoi il effraie les gens, il se couche et fait ce rêve.

Texte témoin
L'œuvre fantastique. Tome II : Romans, éd. critique par Michel Crouzet, Paris, Bibliopolis, 1998-1999. BNF, Gallica.




Les rêves de Paul

Un sommeil agité

Paul dormit mal et d'un sommeil agité; il fut tourmenté par toutes sortes de rêves bizarres se rapportant aux idées qui avaient préoccupé sa veille : il se voyait entouré de figures grimaçantes et monstrueuses, exprimant la haine, la colère et la peur; puis les figures s’évanouissaient; les doigts longs, maigres, osseux, à phalanges noueuses, sortant de l’ombre et rougis d’une clarté infernale, le menaçaient en faisant des signes cabalistiques; les ongles de ces doigts, se recourbant en griffes de tigre, en serres de vautour, s’approchaient de plus en plus de son visage et semblaient chercher à lui vider l’orbite des yeux. Par un effort suprême, il parvint à écarter ces mains, voltigeant sur des ailes de chauve-souris; mais aux mains crochues succédèrent des massacres de boeufs, de buffles et de cerfs, crânes blanchis animés d’une vie morte, qui l’assaillaient de leurs cornes et de leurs ramures et le forçaient à se jeter à la mer, où il se déchirait le corps sur une forêt de corail aux branches pointues ou bifurquées; – une vague le rapportaient à la côte, moulu, brisé, à demi mort; et, comme le don Juan de lord Byron, il entrevoyait à travers son évanouissement une tête charmante qui se penchait vers lui; – ce n’était pas Haydée, mais Alicia, plus belle encore que l’être imaginaire créé par le poète. La jeune fille faisait de vains efforts pour tirer sur le sable le corps que la mer voulait reprendre, et demandait à Vicè, la fauve servante, une aide que celle-ci lui refusait en riant d’un rire féroce : les bras d’Alicia se fatiguaient, et Paul retombait au gouffre.

Ces fantasmagories confusément effrayantes, vaguement horribles, et d’autres plus insaisissables encore rappelant les fantômes informes ébauchés dans l’ombre opaque des aquatintes de Goya torturèrent le dormeur jusqu’aux premières lueurs du matin; son âme, affranchie par l’anéantissement du corps, semblait deviner ce que sa pensée éveillée ne pouvait comprendre, et tâchait de traduire ses pressentiments en images dans la chambre noire du rêve.

Paul se leva brisé, inquiet, comme mis sur la trace d’un malheur caché par ces cauchemars dont il craignait de sonder le mystère; il tournait autour du fatal secret, fermant les yeux pour ne pas voir et les oreilles pour ne pas entendre; jamais il n'avait été plus triste; il doutait même d'Alicia; l'air de fatuité heureuse du comte napolitain, la complaisance avec laquelle la jeune fille l'écoutait, la mine approbative du commodore, tout cela lui revenait en mémoire enjolivé de mille détails cruels, lui noyait le cœur d'amertume et ajoutait encore à sa mélancolie.

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