Charles Baudelaire

Les Paradis artificiels

France   1860

Genre de texte
essai

Contexte
Le rêve se situe dans la troisième partie du texte intitulé « Le mangeur d’opium » qui comprend neuf chapitres. Le rêve fait partie du quatrième chapitre, « Tortures de l’opium ».

Un savant mangeur d’opium se retire dans les montagnes anglaises et en profite pour réfléchir et faire des lectures. Il reçoit la courte visite d’un Malais qui vient hanter ses rêves.

Texte témoin
Œuvres complètes, édité par Y.G. le Dantec, Paris, Gallimard, 1964, p. 431-432.




Rêves orientaux

Livré au visqueux et aux crocodiles

« j'étais chaque nuit transporté par cet homme au milieu de tableaux asiatiques. […] Il faut que le lecteur entre dans toutes ces idées et dans bien d'autres encore, que je ne puis dire ou que je n'ai pas le temps d'exprimer, pour comprendre toute l'horreur qu'imprimaient dans mon esprit ces rêves d'imagerie orientale et de tortures mythologiques.

« sous les deux conditions connexes de chaleur tropicale et de lumière verticale, je ramassais toutes les créatures, oiseaux, bêtes, reptiles, arbres et plantes, usages et spectacles, que l'on trouve communément dans toute la région des tropiques, et je les jetais pêle-mêle en Chine ou dans l'Indoustan. Par un sentiment analogue, je m'emparais de l'Égypte et de tous ses dieux, et les faisais entrer sous la même loi. Des singes, des perroquets, des kakatoès me regardaient fixement, me huaient, me faisaient la grimace, ou jacassaient sur mon compte. Je me sauvais dans des pagodes, et j'étais, pendant des siècles, fixé au sommet, ou enfermé dans des chambres secrètes. J'étais l'idole; j'étais le prêtre; j'étais adoré; j'étais sacrifié. Je fuyais la colère de Brahma à travers toutes les forêts de l'Asie; Vishnû me haïssait; Siva me tendait une embûche. Je tombais soudainement chez Isis et Osiris; j'avais fait quelque chose, disait-on, j'avais commis un crime qui faisait frémir l'ibis et le crocodile. J'étais enseveli, pendant un millier d'années, dans des bières de pierre, avec des momies et des sphinx, dans les cellules étroites au coeur des éternelles pyramides. J'étais baisé par des crocodiles aux baisers cancéreux; et je gisais, confondu avec une foule de choses inexprimables et visqueuses, parmi les boues et les roseaux du Nil.

« Je donne ainsi au lecteur un léger extrait de mes rêves orientaux, dont le monstrueux théâtre me remplissait toujours d'une telle stupéfaction que l'horreur elle-même y semblait pendant quelque temps absorbée. Mais tôt ou tard se produisait un reflux de sentiments où l'étonnement à son tour était englouti, et qui me livrait non pas tant à la terreur qu'à une sorte de haine et d'abomination pour tout ce que je voyais. Sur chaque être, sur chaque forme, sur chaque menace, punition, incarcération ténébreuse, planait un sentiment d'éternité et d'infini qui me causait l'angoisse et l'oppression de la folie. Ce n'était que dans ces rêves-là, sauf une ou deux légères exceptions, qu'entraient les circonstances de l'horreur physique. Mes terreurs jusqu'alors n'avaient été que morales et spirituelles. Mais ici les agents principaux étaient de hideux oiseaux, des serpents ou des crocodiles, principalement ces derniers. Le crocodile maudit devint pour moi l'objet de plus d'horreur que presque tous les autres. J'étais forcé de vivre avec lui, hélas! (c'était toujours ainsi dans mes rêves) pendant des siècles. Je m'échappais quelquefois, et je me trouvais dans des maisons chinoises, meublées de tables en roseau. Tous les pieds des tables et des canapés semblaient doués de vie; l'abominable tête du crocodile, avec ses petits yeux obliques, me regardait partout, de tous les côtés, multipliée par des répétitions innombrables; et je restais là, plein d'horreur et fasciné. Et ce hideux reptile hantait si souvent mon sommeil que, bien des fois, le même rêve a été interrompu de la même façon; j'entendais de douces voix qui me parlaient (j'entends tout, même quand je suis assoupi), et immédiatement je m'éveillais.

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