Edmond et Jules de Goncourt

Journal, T. 1

France   1863

Genre de texte
mémoires

Contexte
Le récit de rêve se trouve dans le premier tome du Journal qui regroupe les textes écrits de décembre 1851 à décembre 1863. Le rêve occupe toute l’entrée du 15 février 1862.

Notes
Gavarni est un aquarelliste et dessinateur français (1804-1866) probablement ami des Goncourt.

Texte témoin
Édité par R. Ricatte, Paris, Fasquelle et Flammarion, 1959, p. 1016-1018.




Un spectacle extraordinaire

Torture paradisiaque

15 février. J'avais bu hier à dîner du porto. Voici ce que j’ai rêvé cette nuit. Nous arrivions tous deux en Angleterre, avec Gavarni. À l’entrée d’un jardin public, où se pressait beaucoup de monde, j’ai perdu Gavarni. Et je suis entré dans une maison où je me suis senti transporté, comme par des changements à vue, de pièce en pièce, où des spectacles, où des sensations extraordinaires m’étaient données. De ces spectacles et de ces sensations, je ne me rappelle que ceci. Le reste était disparu de moi au réveil, quoique j’aie gardé une vague conscience que cela ait duré longtemps et que bien d’autres scènes se soient déroulées dans mon rêve.

J’étais dans une chambre et un monsieur, qui avait un chapeau sur la tête, donnait de furieux coups de tête dans les murs, et au lieu de s’y briser la tête, y entrait, en sortait, y entrait encore. Puis dans une grande salle, j’étais couché sur une espèce de lit dont la couverture était faite de deux figures, pareilles à ces gros masques de grotesque des baraques de saltimbanques. Et ce drap à images en relief se levait et se baissait sur moi. Et bientôt, il ne fut plus fait de ces visages de carton, mais de la figure d’un homme et d’une femme nue et d’un immense semis de fleurs, à propos desquelles je faisais la remarque que j’avais la sensation de la couleur de ces fleurs, mais non la perception : la couleur, dans le rêve, est comme un reflet dans les idées et non une réflexion dans l’oeil. Et cela aussi, fleurs et couple, s’agitaient sur moi, absolument comme les flots de la mer au théâtre. Et sur tout mon corps, je sentais un chatouillement délicieux, comme si des milliers de langues m’eussent dardé de petits coups. Après cela, dans une autre salle, étroite, haute comme une tour, j’étais attaché par les pieds, la tête en bas, nu, sous une espèce de cloche de verre; et il me tombait sur le corps une masse de petites étincelles lumineuses, d’une lumière verdâtre, qui m’enveloppaient la peau et qui, à mesure qu’elles tombaient, me procuraient le sentiment de fraîcheur d’un souffle sur une tempe baignée d’eau de Cologne. Puis j’étais précipité, lancé de très haut et j’éprouvais la sensation de la montagne russe. Par tous ces changements et ces impressions, j’avais une volupté non pas douloureuse, mais d’une anxiété délicieuse. Il me semblait passer comme par des épreuves franc-maçonniques, dont je n’avais point peur, mais dont la surprise avait un imprévu ravissant. C’étaient des jouissances, comme une jouissance d’un péril d’où l’on serait sûr de sortir, et qui vous passerait dans le corps comme un frisson de plaisir. Il y avait là dedans comme une torture paradisiaque, un énervement idéal. L’opium doit être cela, donner cela; et s’il donne cela, j’aurais maintenant peur d’en prendre, terreur de pareilles douceurs qui doivent ne laisser à la vie, à la réalité qu’un goût de cendres, un dégoût de platitude.

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