Maxime Ducamp

Mémoires d’un suicidé

France   1853

Genre de texte
roman

Contexte
Le rêve se trouve au chapitre XIII du livre dans une entrée datée du 18 octobre 1852. Le livre se termine au chapitre XVIII, une heure avant la mort du narrateur, le 25 octobre 1852.

Dans ce chapitre le narrateur confie ses impressions sur la mort prématurée de sa mère, événement qui a laissé dans son cœur un vide immense. Il raconte les visites de sa mère dans ses songes.

Texte témoin
Paris, Librairie nouvelle, 1855, p. 274-277.




Il voit sa mère en rêve (1)

Elle le sauve d’une inondation

Qu’elle soit morte ou vivante, une mère ne quitte jamais son enfant. L’esprit de la mienne me visite souvent. Une fois, en m’apparaissant dans un rêve, elle m’a sauvé la vie. Il y a dix ans, je m’en souviens, c’était pendant la nuit du 26 septembre, j’habitais un village des Vosges enfermé dans une étroite vallée prise entre deux montagnes. J’avais été dans la journée chasser à quelques lieues de là, et le soir, fort tard, j’étais revenu à cheval par une pluie torrentielle. J’étais mouillé, harassé de fatigue, très-désireux de repos, et je me jetai vite au lit, où je trouvai bientôt un sommeil profond comme la mort. Je dormais depuis quatre heures environ, lorsque j’eus un rêve singulier dont je n’ai jamais perdu la mémoire.

J’étais tout enfant, couché dans mon petit lit, et cependant j’avais une conscience confuse que mes vingt ans m’avaient fait homme. Je regardais les tableaux accrochés aux murailles et je reconnaissais un portrait de Washington et une vierge à la chaise, qui avaient autrefois décoré ma chambre d’enfant. J’entendais une sorte de murmure indistinct de voix, de piaffements de chevaux, de craquements de toiture, et surtout, dominant le tumulte, un bruit semblable au cours d’un fleuve grossi; je grelottais, et je me promettais de gronder ma bonne de ne m’avoir pas mis un double couvre-pied. Un sentiment inexprimable d’effroi m’avait envahi, je ne sais pourquoi je me sentais mal à l’aise; je n’osais tourner la tête dans la crainte de voir des fantômes, et comme ma peur allait toujours croissant, j’appelai à haute voix : «maman!» à peine avais-je parlé que ma mère parut, je ne sais par où elle entra. Elle était pâle et portait ses cheveux déroulés sur une camisole blanche, comme le jour de sa mort. Elle accourut vers moi, s’assit sur le bord de mon lit, me prit la tête dans ses mains, et m’embrassa en me disant : «qu’as-tu, mon pauvre petiot?» je lui dis : «j’ai peur!» elle me répondit : «lève-toi.» je la regardai avec des yeux étonnés; elle me prit sur ses genoux et se mit à me bercer, en me chantant, sur un air très-doux, ces deux mots, qu’elle répétait toujours : «lève-toi! Lève-toi!» Le bruit que j’avais entendu augmentait de minute en minute et ressemblait à la rumeur de la mer. «j’ai peur! J’ai peur! Disais-je. – lève-toi! Lève-toi!» répétait ma mère. J’eus alors un geste d’enfant maussade, et je dis, en faisant la moue : «non, je ne veux pas me lever. – mais, lève-toi donc!» cria ma mère, en me poussant avec violence contre la muraille. Je ressentis une douleur au front et je me réveillai. En dormant, je m’étais effectivement heurté contre les parois de l’alcôve.

J’étais bien éveillé et j’écoutai. Le bruit que j’avais entendu à travers mon sommeil et mon rêve était devenu distinct. Des cris de détresse, le fracas d’un torrent, le bondissement de la pluie sur le toit, un tumulte sourd et prolongé qui venait de loin monta jusqu’à moi. Je me précipitai hors de mon lit, je courus à la fenêtre et je l’ouvris. Le ciel, sans étoiles, était noir comme du velours noir, quelque chose d’un jaune assombri passait en bruissant sous mes fenêtres. J’entendais des voix lamentables qui parlaient. «qu’est-ce qu’il y a donc? Criai-je. – c’est l’inondation, répondirent les voix, sauvez-vous! Sauvez-vous!» J’allumai une bougie, je sortis de ma chambre. La maison, jusqu’au premier étage, baignait dans l’eau; le flot montait froid et sablonneux jusque par-dessus l’escalier et commençait à remplir le corridor où s’ouvrait ma porte. Je retournai à la fenêtre.

À la lueur vacillante de ma lumière, je vis des meubles qui s’en allaient emportés par le courant qui les brisait aux maisons. Sur les toits il y avait des femmes qui pleuraient. La pluie avait gonflé une petite rivière qui traversait le pays, elle était sortie de ses rives et ravageait le village. «Où sont les bateaux? Criai-je à une des femmes que je voyais? – au pont de la Maltardive,» me répondit-elle. Je grimpai sur l’appui de ma fenêtre et je sautai dans cette eau, qui me saisit comme un bain de glace. Au bout de deux cents brasses, une barque me recueillit. Ma mère m’avait réveillé à temps.

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