Savinien de Cyrano de Bergerac

Estats et Empires du Soleil

France   1655

Genre de texte
prose, roman

Contexte
Nous sommes au début du roman. Dyrcona est revenu de son voyage dans les États et empires de la lune. Son ami Colignac le presse de mettre le récit de ce voyage fabuleux par écrit : l’effet en est des plus désastreux puisque la rumeur court que Dyrcona est sorcier et l’on reproche à Colignac de le protéger. Un matin, Dyrcona, Colignac et le marquis de Cussan – voisin et ami de Colignac – se rencontrent dans les jardins de Colignac : tous sont bouleversés par les rêves de la nuit précédente qu’ils se racontent.

Notes
(1) Barbe : race de cheval.

Texte témoin
Oeuvres Libertines, Paris, Champion, t.1. 1921, p. 104-108.




Rêves en cascade

Envol à Colignac

Une nuit des plus fâcheuses qui fut jamais, ayant succédé à un des jours les plus agréables que nous eussions eus à Colignac, je me levay aussi-tost que l’aurore : et pour dissiper les inquiétudes et les nuages dont mon esprit estoit encor offusqué, j’entrai dans le jardin où la verdure, les fleurs et les fruits, l’artifice et la nature, enchantoient l’âme par les yeux; lors qu’en mesme instant j’apperceus le marquis qui s’y promenoit seul dans une grande allée, laquelle coupoit le parterre en deux; il avoit le marcher lent et le visage pensif. Je restay fort surpris de le voir contre sa coutume si matineux : cela me fit haster mon abord pour luy en demander la cause. Il me répondit que quelques fâcheux songes dont il avoit esté travaillé, l’avoient contraint de venir plus matin qu’à son ordinaire guérir un mal au jour que luy avoit causé l’ombre. Je luy confessay qu’une semblable peine m’avoit empesché de dormir, et je luy en allois conter le détail; mais comme j’ouvrois la bouche, nous apperceûmes, au coin d’une palissade qui croisoit dans la nostre, Colignac qui marchoit à grands pas. De loin qu’il nous apperceut : «Vous voyez, s’écria-t-il, un homme qui vient d’échaper aux plus affreuses visions dont le spectacle soit capable de faire tourner le cerveau. À peine ay-je eu le loisir de mettre mon pourpoint que je suis descendu pour vous le conter; mais vous n’estiez plus ny l’un, ny l’autre, dans vos chambres; c’est pourquoy je suis acouru au jardin, me doutant que vous y seriez.» En effet, le pauvre gentilhomme estoit presque hors d’haleine. Si-tost qu’il l’eut reprise, nous l’exhortâmes de se décharger d’une chose qui, pour estre souvent fort légère, ne laisse pas de peser beaucoup. «C’est mon dessein, nous répliqua-t-il, mais auparavant assoiyons-nous.» Un cabinet de jasmins nous présenta tout à propos de la fraischeur et des siéges; nous nous y retirâmes, et chacun s’estant mis à son aise, Colignac poursuivit ainsi : «Vous sçaurez qu’après deux ou trois sommes durant lesquels je me suis trouvé parmy beaucoup d’embarras, dans celuy que j’ay fait environ le crépuscule de l’aurore, il m’a semblé que mon cher hoste que voilà estoit entre le marquis et moy, et que nous le tenions étroitement embrassé, quand un grand monstre noir qui n’estoit que de testes nous l’est venu tout d’un coup arracher. Je pense mesme qu’il l’alloit précipiter dans un bûcher allumé proche de là, car il le balançoit déjà sur les flammes : mais une fille semblable à celle des muses qu’on nomme Euterpe, s’est jettée aux genoux d’une dame, qu’elle a conjuré de le sauver (cette dame avoit le port et les marques dont se servent nos peintres pour représenter la nature). À peine a-t-elle eu le loisir d’écouter les prières de sa suivante, que toute étonnée : «Hélas! a-t-elle crié, c’est un de mes amis.» Aussi-tost elle a porté à sa bouche une espèce de sarbatane, et a tant soufflé par le canal sous les pieds de mon cher hoste, qu’elle l’a fait monter dans le ciel, et l’a garanty des cruautez du monstre à cent testes. J’ay crié après luy fort longtemps, ce me semble, et l’ay conjuré de ne pas s’en aller sans moy, quand une infinité de petits anges tous ronds qui se disoient enfans de l’aurore m’ont enlevé au mesme païs, vers lequel il paroissoit voler, et m’ont fait voir des choses que je ne vous raconteray point, parce que je les tiens trop ridicules.» Nous le suppliâmes de ne pas laisser de nous les dire. «Je me suis imaginé, continua-t-il, estre dans le soleil, et que le soleil estoit un monde. Je n’en serois pas mesme encore désabusé sans le hanissement de mon barbe (1), qui, me resveillant, m’a fait voir que j’estois dans mon lit.» Quand le marquis connut que Colignac avoit achevé : et vous, dit-il, Monsieur Dyrcona, quel a esté le vostre? – Pour le mien, répondis-je, encor qu’il ne soit pas des vulgaires, je le mets en conte de rien. Je suis bilieux, mélancolique, c’est la cause pourquoy, depuis que suis au monde, mes songes m’ont sans cesse représenté des cavernes et du feu. Dans mon plus bel âge il me sembloit en dormant que, devenu léger, je m’enlevois jusqu’aux nuës pour éviter la rage d’une troupe d’assassins qui me poursuivoient; mais qu’au bout d’un effort fort long et fort vigoureux, il se rencontroit toûjours quelque muraille, après avoir volé par dessus beaucoup d’autres, au pied de laquelle, acablé de travail, je ne manquois point d’estre arresté : ou bien si je m’imaginois prendre ma volée droit en haut, encor que j’eusse avec les bras nagé fort longtemps dans le ciel, je ne laissois pas de me rencontrer toûjours proche de terre; et contre toute raison, sans qu’il me semblast estre devenu ny las, ny lourd, mes ennemis ne faisoient qu’étendre la main pour me saisir par le pied et m’attirer à eux. Je n’ay guère eu que des songes semblables à celuy-là depuis que je me connois; horsmis que cette nuit, après avoir long-temps volé comme de coustume et m’estre plusieurs fois échapé de mes persécuteurs, il m’a semblé qu’à la fin je les ay perdus de veuë, et que dans un ciel libre et fort éclairé, mon corps soulagé de toute pesanteur, j’ay poursuivy mon voyage jusques dans un palais où se composent la chaleur et la lumière. J’y aurois sans doute remarqué bien d’autres choses, mais mon agitation pour voler m’avait tellement aproché du bord du lit que je suis tombé dans la ruelle, le ventre tout nu sur le plastre, et les yeux fort ouverts. Voilà, messieurs, mon songe tout au long, que je n’estime qu’un pur effet de ces deux qualitez qui prédominent à mon tempérament; car encor que celuy-cy difère un peu de ceux qui m’arrivent toûjours, en ce que j’ay volé jusqu’au ciel sans rechoir, j’attribuë ce changement au sang qui s’est répandu par la joye de nos plaisirs d’hyer, plus au large qu’à son ordinaire, a pénétré la mélancolie et luy a osté, en la soulevant, cette pesanteur qui me faisoit retomber; mais après tout, c’est une science où il y a peu à deviner. – Ma foy, continua Cussan, vous avez raison, c’est un pot pourry de toutes les choses à quoy nous avons pensé en veillant, une monstrueuse chimère, un assemblage d’espèces confuses, que la fantaisie qui dans le sommeil n’est plus guidée par la raison nous présente sans ordre, et dont toutefois en les tordant nous croyons épreindre le vray sens, et tirer des songes comme des oracles une science de l’avenir; mais, par ma foy, je n’y trouvois aucune autre conformité, sinon que les songes comme les oracles ne peuvent estre entendus. Toutefois, jugez par le mien, qui n’est point extraordinaire, de la valeur de tous les autres. J’ay songé que j’estois fort triste, je rencontrois partout Dyrcona qui nous réclamoit. Mais sans davantage m’alambiquer le cerveau à l’explication de ces noires énigmes, je vous développeray en deux mots leur sens mystique : c’est par ma foy qu’à Colignac on fait de fort mauvais songes, et que, si j’en suis crû, nous irons essayer d’en faire de meilleurs à Cussan. – Allons-y donc, me dit le comte, puisque ce trouble-feste en a tant d’envie. Nous délibérâmes de partir le jour même.

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