Charles de Mouhy

La Paysanne parvenue

France   1735

Genre de texte
prose, roman

Contexte
Le rêve se situe dans la partie 4 du roman qui en compte 12.

Toujours enfermée au couvent, Jeannette se prend d’amitié pour sœur Sainte-Agnès et pour une autre pensionnaire nommée de Renneville. Celle-ci prétend pouvoir interpréter les rêves grâce à un traité sur la question. Jeannette fera un rêve décisif.

Texte témoin
La Paysanne parvenue ou les Mémoires de Mme la Marquise de L. V. Amsterdam, [s.n.], 1739, p. 266-271. Document disponible sur Gallica.




De l’usage des songes

Divination et prémonitions

Une pensionnaire nommée De Renneville, cadette de sept-soeurs, dont la mereavoit épousé en seconde nôces un jeune homme qui n’avoit rien, ne pouvoit s’accoutumer à l’usage qui fait tous les jours des religieuses: dans le cas où elle étoit, son antipathie mortelle pour le convent lui faisoit imaginer qu’elle ne devoit pas y rester: confirmée par le goût qu’elle avoit pour être mariée, depuis le matin jusqu’au soir elle ne se dissipoit que par les idées qui la promenoient dans le monde, et sa vivacité extrême la faisoit recourir aux secrets qu’une orguëilleuse ignorance a forgé pour pénétrer dans l’avenir. Sainte-Agnès et moi voyions cette fille avec plaisir, elle étoit de nos promenades et de nos récréations: et sans être de notre confidence, nous ne laissions pas d’en user avec elle avec beaucoup de franchise, c’est-à-dire, que nous ne lui cachions point notre aversion pour le cloître; nos conversations ne rouloient que sur notre impatience d’en sortir, fondée le plus souvent sur le plus chimérique espoir, il ne se passoit point de jour que Renneville ne nous communiquât quelques idées à ce sujet: malgré la défense formelle de se servir de cartes, elle en avoit un jeu qu’elle consultoit tous les jours, et dans lequel elle prétendoit deviner ce qui devoit lui arriver. Elle suposoit encore qu’elle avoit des secrets infaillibles pour tirer sur les songes des conséquences certaines de l’avenir: quoique sainte-Agnès et moi ne donnassions pas dans ces visions, nous ne laissions pas de nous en amuser; sa premiére occupation, dès le matin, étoit de nous aprendre le rêve qu’elle avoit fait la nuit; ensuite elle nous demandoit les nôtres, et puis elle les expliquoit à sa fantaisie; lorsque nous voulions la mettre en colére, ce qui nous arrivoit quand Sainte-Agnès et moi voulions être seules, nous n’avions qu’à lui dire que nous ne croiyons pas un mot de ce qu’elle nous disoit; c’étoit aussi la mortifier par l’endroit le plus sensible. Un soir que nous rêvions tristement au coin de mon feu, sainte-Agnès et moi, De Renneville entra dans ma chambre avec un air aussi satisfait que si elle nous eût aporté les meilleures nouvelles: pour le coup, s’écria-t’elle en nous embrassant, vous ne me traiterez plus de folle, j’ai un secret infaillible, immanquable, pour sçavoir par un rêve tout ce qui nous arrivera à chacune de nous: mon dieu, que j’en suis aise, continua-t’elle en frapant des mains et en sautant; nous ne pûmes nous empêcher de rire du transport avec lequel elle s’exprimoit: ne badinez pas, ajouta-t’elle, quand vous sçaurez ce qu’il faut faire, je gage que vous serez ravies; tenez, s’écria-t’elle en tirant un livre de sa poche, voici de quoi il est question, cela est imprimé, jugez si l’on doit avoir aucun doute: j’ouvris le livre, il étoit intitulé; traité des songes et leurs interprétations, avec les secrets dont on doit se servir pour les exciter: il y en avoit de plusieurs sortes; j’en raporterai une dont nous fûmes obligées de nous servir par complaisance. Il falloit être deux fois vingt-quatre heures sans souper, le troisiéme jour ne point dîner, le même soir prendre pour nourriture un gâteau d’une demie livre de farine sans sel, et au lieu de beurre pour le paîtrir, de la graisse d’une poule noire, et de l’eau de la pluye. La poule noire avoit frapé De Renneville; sur ce préjugé elle garantissoit le secret infaillible: il fallut absolument en faire l’essai; nous prétextâmes chacune, en différens jours, des indispositions pour nous dispenser du réfectoire. Sainte-Agnès fut la premiére qui accomplit le mystére; elle avoit fait, à ce qu’elle nous dit le lendemain, le rêve le plus positif: voyez, s’écria De Renneville e m’adressant la parole, la force de ce secret! Fort bien, repris-je, mais écoutons jusqu’au bout. La pensionnaire fut bien attrapée, lorsque sainte-Agnès ajoûta qu’il étoit bien vrai qu’un songe interressant l’avoit agitée toute la nuit, mais qu’à son réveil elle ne s’étoit pas souvenuë de la moindre chose; cela devoit me dégoûter de tenter l’avanture, mais pour avoir la paix il fallut consentir à l’essayer à mon tour: la faute fut rejettée sur ce que sainte-Agnès avoit bû deux fois après le gâteau, et qu’il étoit spécifié que ce ne devoit être qu’une: j’observai à la lettre l’ordonnance.Je ne rêvois guéres d’ordinaire, cependant je le fis la nuit en question, soit que mon imagination fût échauffée, ce que je crois plus vrai-semblable, ou que le secret fît son effet. Je fis un rêve dont je me souviendrai toute ma vie; il est si suivi et si singulier que j’ai crû devoir le raporter; ma raison le regarde comme un pur hazard, mais ce hazard a cependant un parfait raport à tout ce qui m’est arrivé depuis. Il me sembloit que j’étois hors du convent dans un chemin difficile et très-épineux; dans l’embarras où j’étois d’y marcher, mes yeux cherchoient un endroit plus favorable pour le faire, un sentier derriére une haye se fit entrevoir, et je souhaitois avec impatience de le gagner; j’avançai quelques pas, mais plus j’allois en avant et plus je m’embourbois; cependant l’espérance d’arriver à ce sentier me fit mépriser les obstacles qui s’y oposoient; je n’en serois cependant pas venuë Ã  bout sans un inconnu qui survint; il étoit dans ce même sentier, et sans me parler il me montra du doigt un passage par lequel j’y arrivai: dès que j’y fus il marcha devant moi, et tournoit de tems en tems la tête en soûriant: son habit étoit noir, et sa phisionomie si douce que je le suivois avec confiance.

Nous avions fait environ une demie lieuë de cette maniére, lorsque nous rencontrâmes un ruisseau fort large qui coupoit le sentier en deux; il n’étoit pas possible de gagner l’autre côté sans passer au travers, et la crainte que j’avois de l’eau qui étoit fort rapide me retenoit sur les bords.

Cet obstacle ne retint pas l’inconnu; je le vis passer, et il me sembloit qu’il marchoit sur les eaux: dès qu’il fût de l’autre côté il m’apella, et il m’invita à suivre son exemple: je n’osois, la frayeur de me noyer m’en empêchoit. Je remontai les bords espérant de trouver un passage, mais plus j’allois en avant et plus le torrent s’élargissoit; je revins sur mes pas, et j’allois enfin le franchir; l’inconnu m’y convioit avec les signes les plus flatteurs, lorsque j’entendis une voix dans les airs, qui me dit ces paroles: Jeannette, Jeannette, prenez garde à vous, si vous passez le ruisseau, un monstre vous dévorera . Je levai les yeux au ciel, et je vis dans un nuage, qui se déroboit à mes yeux, une femme, dont le regard étoit majestueux; il me sembloit qu’elle étoit sur la poupe d’un vaisseau, il y avoit des banderolles que le vent agitoit, où étoient écrits ces mots: sans la vertu l’on ne peut arriver au port : dans un instant tout disparut.

Je jettai tristement les yeux sur le ruisseau; l’homme dont j’ai parlé redoubloit ses instances pour me le faire passer; mais frapée de cette voix, je tournai le dos avec précipitation, et retournai sur mes pas: la curiosité me fit regarder derriére moi lorsque je fus éloignée, dans la crainte que je ne fusse suivie: mais quel fut mon étonnement! Quelle métamorphose! Au lieu de l’inconnu, je vis un monstre affreux qui me poursuivoit, et sembloit vouloir me dévorer; j’en fus si effrayée que je m’enfuis avec de nouvelles forces.

Lorsque je fus bien éloignée, et que je me crus hors de danger, je retournai encore la tête de ce fatal côté. Au lieu d’un ciel serein et brillant qui paroissoit devant moi, je vis à la place du ruisseau un broüillard épais et noir, qui exhaloit une odeur empestée, des éclairs sillonnoient de tems en tems à travers les nuages, avec des éclats de tonnerre si bruyans, que je recommençai à recourir avec de nouveaux efforts.

À mesure que j’avançois, le sentier s’élargissoit; j’arrivai enfin à une prairie riante et émaillée de mille fleurs, un palais magnifique et d’une structure pompeuse en terminoit la vûë. Dieu merci, m’écriai-je, me voilà donc à la fin de mes peines: ce palais est habité, on m’y recévra peut-être; j’avançai dans cette confiance jusqu’au bâtiment; mais quelle fut ma surprise de n’y point trouver de portes, je tournois à l’entour et nulle ne s’offroit à mes yeux; la nuit baissoit, l’idée du monstre que j’avois vû m’allarmoit; je vais, disois-je, en être dévorée, et je pleurois amérement.

J’étois dans cette perpléxité, lorsqu’un mouton plus blanc que la neige, enjolivé de rubans et de fleurs, vint me caresser; il étoit si doux et si prévenant que je le flatois avec plaisir, il paroissoit charmé de mes complaisances; mais quel fut mon étonnement, lorsqu’il me parla, et qu’il me dit: suivez-moi, Jeannette, je vais vous faire entrer dans un palais, où vous trouverez la félicité : hélas! repris-je, charmant mouton, comment cela se pourroit-il, (croyant qu’il me parloit de celui près duquel j’étois) j’en ai cherché vainement la porte: suivez-moi, continua-t’il, je vais vous la découvrir ; j’obéïs, et ce ne fut pas sans étonnement que nous laissâmes à côté le beau palais, où mes voeux aboutissoient. Je n’avois pas vû un corps de logis qui en étoit peu distant, et dont nous prenions le chemin; mais ce bâtiment étoit aussi affreux, que celui dont je viens de parler étoit beau: les murailles en étoient noires, et la porte extrêmement grande, par laquelle il entroit perpétuellement du monde, sans que j’en visse ressortir personne; ce coup d’oeil m’intimida, et je m’arrêtai: le beau mouton fit tout ce qu’il put pour m’engager à passer outre; ce n’est pas-là, répondis-je à ses discours flateurs, le beau palais; je ne veux pas entrer dans celui-ci.

Le mouton connoissant qu’il ne pouvoit rien gagner sur moi, se leva sur les pattes de derriére: puisque la douceur ne peut rien sur toi, il faut donc me montrer tel que je suis ; en prononçant ces mots, sa toison se changea en poil d’un brun roux extrêmement hérissé, ses yeux si doux s’allumérent et devinrent furieux. Qu’on juge de mon effroi! Je reconnus le monstre qui m’avoit poursuivie; il se jetta avec fureur sur moi, tout retentit de mes cris affreux. J’allois devenir sa proye, lorsqu’une voix perçante suspendit sa fureur: arrête ennemi fatal, s’écria-t’elle; Jeannette n’a pas voulu d’elle-même entrer dans ton palais: tu n’as plus aucun droit; retire-toi, ô vice, les épreuves suffisent; le mien sera dorénavant son azile . Ces mots prononcez, la même divinité, que j’avois vû dans les airs, s’est aparuë; elle se couvroit le visage, et sembloit se parer de la vûë du redoutable monstre. Elle me tendit la main, et me conduisit au palais desiré: nous y entrâmes par un petit escalier fort roide qui avoit échapé à mes recherches; je me trouvai bien-tôt dans un temple, tout y respiroit la douceur et la joïe, la vertu y présidoit; sa cour étoit peu nombreuse, mais choisie et brillante, l’on y goûtoit les plus solides plaisirs; cependant il me sembloit que j’y desirois quelques choses; mais, ô songe flateur, mes voeux furent bien-tôt comblez: la sagesse me prit par la main et me conduisit à l’autel: qui vois-je! Grand dieu! Le marquis mon amant! Nos mains ont été unies; mais, ô prodige! Une si grande douceur s’empara de mon ame à cet instant, que mon coeur n’y pouvant résister, je crus que je me mourrois, et je me réveillai en sursaut.

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