Buffon

Histoire naturelle

France   1753

Contexte
Ce texte est tiré du chapitre «De l’homme», section «Les passions».
La réflexion de Buffon ne s’élève guère au-dessus d’une explication assez mécaniste, inspirée de la médecine. On notera avec quelle sûreté l’auteur juge des rêves des animaux.

Texte témoin
Buffon, Histoire naturelle, Choix et préface de Jean Varloot, Paris, Gallimard, 1984, p. 130-132.




Le rêve, une passion de l’âme

A l'égard de la cause occasionnelle des rêves, qui fait que les sensations antérieures se renouvellent sans être excitées par les objets présents ou par des sensations actuelles, on observera que l'on ne rêve point lorsque le sommeil est profond, tout est alors assoupi, on dort en dehors et en dedans; mais le sens intérieur s'endort le dernier et se réveille le premier, parce qu'il est plus vif, plus actif, plus aisé à ébranler que les sens extérieurs; le sommeil est dès lors moins complet et moins profond, c'est là le temps des songes illusoires; les sensations antérieures, surtout celles sur lesquelles nous n'avons pas réfléchi se renouvellent; le sens intérieur ne pouvant être occupé par des sensations actuelles à cause de l'inaction des sens externes, agit et s'exerce sur ses sensations passées; les plus fortes sont celles qu'il saisit le plus souvent, plus elles sont fortes, plus les situations sont excessives, et c'est par cette raison que presque tous les rêves sont effroyables ou charmants.

Il n'est pas même nécessaire que les sens extérieurs soient absolument assoupis pour que le sens intérieur matériel puisse agir de son propre mouvement, il suffit qu'ils soient sans exercice. Dans l'habitude où nous sommes de nous livrer régulièrement à un repos anticipé, on ne s'endort pas toujours aisément; le corps et les membres mollement étendus sont sans mouvement; les yeux doublement voilés par la paupière et les ténèbres ne peuvent s'exercer; la tranquillité du lieu et le silence de la nuit rendent l'oreille inutile; les autres sens sont également inactifs, tout est en repos, et rien n'est encore assoupi: dans cet état, lorsqu'on ne s'occupe pas d'idées, et que l'âme est aussi dans l'inaction, l'empire appartient au sens intérieur matériel, il est alors la seule puissance qui agisse, c'est là le temps des images chimériques, des ombres voltigeantes; on veille, et cependant on éprouve les effets du sommeil: si l'on est en pleine santé, c'est une suite d'images agréables, d'illusions charmantes; mais pour peu que le corps soit souffrant ou affaissé, les tableaux sont bien différents, on voit des figures grimaçantes, des visages de vieilles, des fantômes hideux qui semblent s'adresser à nous, et qui se succèdent avec autant de bizarrerie que de rapidité, c'est la lanterne magique, c'est une scène de chimères qui remplissent le cerveau vide alors de toute autre sensation, et les objets de cette scène sont d'autant plus vifs, d'autant plus nombreux, d'autant plus désagréables que les autres facultés animales sont plus lésées, que les nerfs sont plus délicats, et que l'on est plus faible, parce que les ébranlements causés par les sensations réelles étant dans cet état de faiblesse ou de maladie, beaucoup plus forts et plus désagréables que dans l'état de santé, les représentations de ces sensations, que produit le renouvellement de ces ébranlements, doivent aussi être plus vives et plus désagréables.

Au reste nous nous souvenons de nos rêves, par la même raison que nous nous souvenons des sensations que nous venons d’éprouver, et la seule différence qu'il y ait ici entre les animaux et nous, c'est que nous distinguons parfaitement ce qui appartient à nos rêves de ce qui appartient à nos idées ou à nos sensations réelles, et ceci est une comparaison, une opération de la mémoire, dans laquelle entre l'idée du temps; les animaux au contraire, qui sont privés de la mémoire et de cette puissance de comparer les temps, ne peuvent distinguer leurs rêves de leurs sensations réelles, et l’on peut dire que ce qu’ils ont rêvé leur est effectivement arrivé.

Page d'accueil

- +