L.- F. Alfred Maury

Le sommeil et les rêves

France   1865

Contexte
L’ouvrage du docteur Maury est un classique des recherches sur le rêve. A défaut de pouvoir travailler sur des sujets selon les protocoles expérimentaux aujourd’hui en vigueur, Maury s’était pris lui-même comme cobaye et sujet d’observation, comme le fera Freud lui-même. Les chapitres IV, V et VI contiennent plusieurs souvenirs de rêves, dont l’auteur analyse la genèse.

Édition originale
Le sommeil et les rèves : études psychologiques sur ces phénomènes et les divers états qui s'y rattachent, suivies de recherches sur le developpement de l'instinct et de l'intelligence dans leurs rapports avec le phénomène du sommeil , Paris : Didier, 1865.

Préface & Chapitre I
Chapitre II
Chapitre III
Chapitre IV
Chapitre V
Chapitre VI
Chapitre VII
Chapitre VIII
Chapitre IX




Préface & Chapitre I

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Ce livre est l'exposé des études que j'ai depuis longtemps entreprises sur les rêves et les phénomènes qui s'y rattachent. Un premier aperçu en avait été donné dans les Annales médico-psychologiques du système nerveux (Des hallucinations hypnagogiques, janvier 1848; Nouvelles observations sur les analogies des phénomènes du rêve et de l'aliénation mentale, juillet 1853; De certains faits observés dans les rêves et dans l'état intermédiaire entre la veille et le sommeil, avril 1857). Depuis la publication de ces mémoires, j'ai cherché à compléter et à étendre mes observations, en [ii] les rapprochant des faits qui m'étaient communiqués par des amis, ou que m'avaient fournis des auteurs dignes de foi. Je crois avoir été mis ainsi sur la voie de la véritable théorie du rêve; je suis loin cependant de prétendre en dissiper toutes les obscurités. Peut-être en s'imposant une méthode d'observations aussi sévère et aussi suivie que celle que j'ai adoptée, d'autres psychologistes seront-ils plus heureux que moi. Mais, pour poursuivre avec fruit l'étude de ce curieux phénomène, il est indispensable de s'astreindre à une expérimentation de tous les jours. Trop souvent dans la science des manifestations de l'âme et des opérations de la pensée, on substitue à l'observation patiente et méthodique, seule route qui nous puisse conduire à la vérité, des conceptions tirées d'idées préconçues ou de théories purement spéculatives; de là les progrès très lents de la psychologie. Je me suis efforcé d'éviter cet écueil, et n'ai conséquemment adopté pour principes que ceux qui découlent de l'observation. Ne m'étant fait à l'avance disciple exclusif d'aucune école philosophique, j'ai apporté dans cette étude une complète impartialité d'appréciation; .j'ai observé simplement les faits avec le plus de rigueur [iii] qu’i1 m’a été possible, et je les ai laissés en quelque sorte parler. Quant au redoutable problème des causes premières, je me suis bien gardé de l'aborder, convaincu de l'impossibilité où nous sommes de le résoudre. Le sentiment que l'homme a de la Divinité et de l'infini ne saurait, malgré sa vivacité, conduire à ces notions précises et définies qui constituent la connaissance. Tout ce qu'il nous est permis d'atteindre, ce sont les phénomènes; car c’est par les phénomènes que nous sommes en relation avec la nature, et les phénomènes seuls agissent sur nos sens, source ordinaire de nos connaissances et de nos idées. En étudiant les rêves et le sommeil qui les amène, je n'ai guère cherché que la loi suivant laquelle ils se produisent, les circonstances auxquelles ils se rattachent. Les résultats de cette étude m'ont paru jeter quelque jour sur notre constitution psychologique et la formation des idées. Je n’ai point séparé dans mes recherches l'homme physique de l'homme moral, parce que dans notre existence terrestre ces deux faces de la personnalité sont étroitement unies. On ne saurait connaître les opérations de l'intelligence et les phases de la vie pensante sans avoir préalablement étudié le jeu de [iv] l'organisme; la réaction du corps sur l'âme et de l'âme sur le corps est de tous les instants. L'homme, même lorsqu'il suppose échapper le plus à l'influence des organes, en subit encore l'empire. La psychologie demeurera incomplète tant qu'elle ne tiendra pas compte de tous les faits physiologiques. Rien ne le montre mieux que l'étude des rêves, que les observations dont je présente dans cet ouvrage le détail et l'enchaînement. Ne voulant pas sortir du domaine des faits qui relèvent de l'expérience, je laisserai le lecteur libre de tirer des conséquences métaphysiques de plusieurs des phénomènes que j'indique, et je ne dépasserai pas les bornes de l'induction la plus naturelle et la plus légitime. La méthode dans laquelle je me renferme est donc toute d'observation. C'est elle qui nous a valu les conquêtes des sciences physiques, qui, appliquée par l'école écossaise, a ramené la philosophie dans les voies du bon sens et qui, étendue davantage, assurera les progrès des sciences morales et psychologiques. Mais qu'on n'oublie pas que l'expérience, pour rester un guide sûr, doit être conduite avec cette constance, ces précautions, cette surveillance [v] sur toutes les causes d'erreurs, qui constituent la méthode critique. L'observation n'a d'autorité et de valeur qu'autant qu'elle est contrôlée par un jugement sévère, que l'imagination n'intervient pas pour exagérer ou dénaturer ses résultats, ou que des théories préconçues ne donnent pas le change sur la véritable cause des phénomènes. Le besoin de merveilleux, le penchant au surnaturel, la facilité à admettre, en vertu de croyances irrationnelles des faits qu'on a pris à peine le soin de constater, encombrent la psychologie d'une foule d'assertions et d'hypothèses qui nuisent singulièrement à son avancement. Tout ce qui tient au sommeil et au rêve se prête plus encore que les autres faits psychologiques à cette invasion de l'imagination sur le champ de l'observation. Et telle est la raison pour laquelle un phénomène aussi universellement constaté que le rêve, demeure encore enveloppé des mêmes obscurités qui dérobaient, dans le principe, à l'homme tous les phénomènes de la nature.

Si j’ai pu percer en quelques points ces ténèbres épaisses, j’aurai atteint mon but; d'abord j'aurai éclairci une des questions les plus curieuses de [vi] l'existence psychique, ensuite j'aurai apporté un témoignage de plus en faveur de la supériorité de la méthode expérimentale sur celle qui part de conceptions abstraites et d'axiomes ontologiques.

Ce livre se divise de fait en deux parties. Dans la première, j'expose la formation des rêves, ainsi qu'elle ressort de mes études; dans la seconde, j'applique les principes déduits de mes observations à des faits d'un ordre analogue, plus étranges, parce qu'ils sont plus rares, mais qu'il ne m'a pas été toujours permis d'étudier par moi-même : l'hypnotisme, le somnambulisme, et certains états pathologiques dans lesquels on a cru reconnaître des phénomènes en contradiction avec l'ordre naturel des choses. Je hasarde sans doute çà et là, surtout dans l'appendice et les notes, quelques vues théoriques qui peuvent ne pas paraître suffisamment établies; mais, en les exposant, je les livre plus à l'étude, que je ne les présente comme des vérités démontrées. Les progrès de l'anatomie et de la physiologie pourront un jour, je l'espère, permettre de les contrôler. La connaissance de la composition et de l'action de l'encéphale est encore dans l'enfance. Les analyses chimiques qui ont été tentées [vii] ne sont que de grossiers essais. Il y a là toute une physique physiologique qui réclame les lumières de la chimie organique aujourd'hui à peine constituée. La psychologie a besoin de ses indications pour se rendre compte d'actions qui lui échappent, et la pathologie mentale, à son tour, achèvera d'éclairer le problème. Mais, en attendant, il n'est pas sans intérêt de proposer quelques aperçus que suggèrent déjà un certain nombre d'observations et d'expériences. Si je n'ai pu toujours, dans ce livre, réussir à présenter de mes idées une démonstration complète, je crois du moins donner utilement à réfléchir. Il est bon de ramener l'homme à l'étude de soi-même. En nous observant et redescendant dans notre conscience intime, nous comprenons davantage ce qu'il y a d'admirable dans notre organisation, et notre intelligence s'élève à des hauteurs qui nous font planer au-dessus des mesquins intérêts de la vie terrestre. Notre pensée s'ennoblit; elle devient plus sereine et plus pure !

CHAPITRE Premier
Ma méthode d’observation

Le lecteur vient de voir par ma préface quels principes m'ont guidé dans cet essai sur le sommeil et les rêves. C'est de la psychologie expérimentale que j'ai voulu faire. Avant d'entrer dans l'exposé de mes observations, je dois dire quelques mots de la manière dont je les ai recueillies. Il est nécessaire que chacun soit à même de répéter mes expériences afin d'en vérifier la rigueur et de s'assurer de la légitimité des inductions que j'en tire. Voilà bien des années que je poursuis sur moi-même une étude qu'il est loisible à tout homme d'entreprendre, mais dont on ne s'est guère occupé, faute de constance, d'attention suffisante et parce qu'on a négligé diverses précautions que, pour ce motif, je tiens à signaler.

Je m'observe tantôt dans mon lit, tantôt dans mon fauteuil, au moment où le sommeil me gagne; je note exactement dans quelles dispositions je me trouvais avant de m'endormir, et je prie la personne qui est près de moi de m'éveiller, à des instants plus ou moins éloignés, du moment où je me suis assoupi. Réveillé en sursaut, la mémoire du rêve auquel on m'a soudainement arraché est encore présente à mon esprit, dans la fraîcheur même de l'impression. Il m'est alors facile de rapprocher les détails de ce rêve des circonstances où je m'étais placé pour m'endormir. Je consigne sur un cahier ces observations, comme le fait un médecin dans son journal pour les cas qu'il observe. Et en relisant le répertoire que je me suis ainsi dressé, j'ai saisi, entre des rêves qui s'étaient produits à diverses époques de ma vie, des coïncidences, des analogies dont la similitude des circonstances qui les avaient pour ainsi dire provoquées m'ont bien souvent donné la clef.

L'observation à deux est presque toujours indispensable; car avant que l'esprit ait repris conscience de soi-même, il se passe des faits psychologiques dont la mémoire peut sans doute persister après le réveil, mais qui sont liés à des manifestations qu'autrui seul peut constater. Ainsi, les mots qu'on prononce, assoupi ou dans un rêve agité, doivent être entendus par quelqu'un qui vous les puisse rapporter. Il n'est pas jusqu'aux gestes, aux attitudes qui n'aient aussi leur importance. Enfin, ce qui rend nécessaire le concours d'une seconde personne, c'est l'impossibilité où vous seriez de vous éveiller à un moment donné, par un procédé mécanique, comme vous le faites avec l'aide d'une main complaisante. Il va sans dire que, pour être en position de recueillir des observations utiles, il faut être prédisposé à la rêvasserie, aux rêves, et à ces hallucinations hypnagogiques que je décrirai plus loin; tel est précisément mon cas. Peu de personnes rêvent aussi vite, aussi fréquemment que moi; fort rarement le souvenir de ce que j'ai rêvé m'échappe, et la mémoire de mes rêves subsiste souvent pendant plusieurs mois aussi fraîche, je dirai volontiers aussi saisissante, qu'au moment de mon réveil. De plus, je m'endors aisément le soir, et durant ces courts instants de, sommeil je commence des rêves dont je puis vérifier, au bout de quelques secondes, la relation avec ce qui m'occupait précédemment. Enfi4i, le moindre écart dans mon régime, le plus léger changement dans mes habitudes, fait naître en moi des rêves ou des hallucinations hypnagogiques en désaccord complet avec ceux de ma vie de tous les jours. J'ai donc presque constamment en main la mesure des effets produits par des causes qu'il m'est possible d'apprécier.

Maintenant que le public connaît ma méthode et est dans la confidence de mon tempérament, je vais me présenter devant lui tour à tour assoupi ou endormi, et lui dire ce qu'il m'advient alors. J'aurai d'ailleurs besoin de le mettre encore plus dans le secret de lues faiblesses et de mes défauts. Pour des observations de cette sorte, où l'âme cherche à découvrir comment elle agit, il lui faut se découvrir avec simplicité et candeur aux regards d'autrui, et, comme celui qui pose devant un peintre, laisser à tous ses mouvements leur aisance et leur naturel. Non-seulement j'ai besoin de mettre, de côté mon amour-propre individuel, mais encore mon orgueil d'homme et presque ma dignité de créature de Dieu. C’est que cette intelligence dont nous sommes si fiers, force est de la montrer passant à tout instant par des alternatives de puissance et de faiblesse. Rien n'est plus humiliant que de voir un moment de sommeil ou d'assoupissement nous ravaler, comme on le verra dans mes observations, au niveau de l'enfant qui vagit ou du vieillard qui radote; il est triste d'avoir à constater notre misère et d'étudier des phénomènes qui nous mettent constamment en présence d'une décomposition ou d'une suspension de la pensée voisine de la mort. Mais le philosophe trouve dans la satisfaction d'une vérité découverte la consolation des faits désolants queue peut nous révéler, et si la curiosité qui nous pousse à scruter les merveilleux détails de notre organisation physique nous fait aisément surmonter le dégoût des chairs mortes et des cadavres éventrés, l'intérêt qu'excite la connaissance psychologique de l'homme nous fera passer par-dessus les tristesses que le spectacle de l'intelligence humaine, sous toutes ses phases, peut nous réserver. Bien d'autres avant moi se sont chargés de mettre en lumière ce qu'il y a de noble, de grand, de puissant, d'étendu, de sublime même dans l'entendement humain; il ne reste guère qu'à étudier l'intelligence en déshabillé, et à nous dire ce qu'elle devient quand elle secoue ce vêtement d'apparat que l'on appelle la raison, et cette contenance quelque peu fatigante que l'on nomme la conscience.

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