Michel Leiris

Journal 1922-1989

France   1992

Notes
Ce texte a été écrit par Michel Leiris en réponse à une enquête sur le rêve, publiée en mars 1925 dans Le Disque vert (4e série, no 2). (Note de Jean Jamin). Michel Leiris a vécu de 1901 à 1990.

Texte témoin
Michel Leiris, Journal 1922-1989. Édition établie, présentée et annotée par Jean Jamin. Paris, Gallimard, 1992, p. 94-95.




Le monde de mes rêves

Samedi 24 janvier 1925

Le monde de mes rêves est un monde minéral, dallé de pierres et bordé d'édifices sur le fronton desquels je lis parfois des sentences mystérieuses. C'est une longue suite d'esplanades, de galeries et de perspectives à travers lesquelles je me promène, comme dans un espace entièrement abstrait, dépouillé de toute réalité terrestre. Le fil à plomb, le compas, la balance y sont maîtres, car ce monde nocturne est pour moi beaucoup mieux organisé que celui de mes veilles. La poursuite d'une pensée, son élucidation par la dissection minutieuse des mots qui la formulent, la recherche des axes de l'esprit, toute tentative de défi au vertige, cela je ne puis guère l'effectuer que dans mes rêves, quand je ne suis plus qu'un point mathématique se déplaçant le long d'une ligne, dans le désert de la cité pavée de mots. Les syllabes, les lettres, sitôt le jour tombé et les yeux clos, s'enrichissent de significations nouvelles. La forme d'une lettre, le son d'une syllabe lancent l'esprit sur une piste insoupçonnée et lui révèlent des rapports ignorés entre les divers éléments du langage. Combien de mots, dont le sens intime ne m'était jamais clairement apparu, me furent ainsi traduits en rêve...

Je ne m'intéresse pas plus aux événements qui se produisent d'ordinaire dans le rêve qu'à ceux de la vie réelle. Seule me semble importante cette merveilleuse libération de l'esprit, qui permet d'aborder les spéculations les plus graves au moyen de l'analyse des mots, cette logique spéciale moins rigoureuse sans doute que la logique habituelle, mais combien plus suggestive dans ses révélations d'oracle...

C'est ce monde particulier de pensée qui toujours constitue la trame secrète de mes rêves, le signe permanent que je retrouve dans toutes les aventures de mon sommeil, qu'il s'agisse de voyages à travers des dédales souterrains, ou de courses suivant les sinuosités d'une rivière fangeuse qui me conduit au pôle, au sexe d'une femme ou à la vérité.

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