Pierre Rey

Une saison chez Lacan

France   1989

Genre de texte
Essai

Contexte
Ce rêve est le premier que fait l’auteur peu après le début de son analyse avec Lacan. Par la suite, il dit que ses rêves deviendront plus complexes, comme si son inconscient voulait échapper au décryptage.

Texte témoin
Paris, Robert Laffont, collection «Points. Essais», 1989, p. 69-70.




Rêve du lapin gelé

Fuite en avant

Un lapin me préserva du désastre de ma lâcheté. Il gisait au fond d’un fossé par un froid d’hiver glacial figeant une lugubre plaine de givre. Je m’approchai. Il était minable dans la mort, gelé, rigide, sa fourrure grise bouffée aux mites se détachant par plaques. Je tendis la main: le cadavre eut alors une espèce de spasme qui empêcha mes doigts de le frôler. Abasourdi qu’il pût renfermer une ultime étincelle de vie, je voulus, partagé entre l’horreur et la compassion, le prendre dans mes bras pour le réchauffer. Nouveau soubresaut.

Avec lourdeur, il se redressa sur ses pattes et claudiqua d’une façon pitoyable sur la terre brûlée par le gel.

Plus j’avançais vers lui, plus il s’éloignait par petites saccades maladroites. Je ne lui voulais pourtant pas de mal, mais simplement l’aider, l’abriter, le soigner.

Le sauver.

Rien à faire. Quels que fussent mes efforts pour le rattraper, il m’échappait toujours, créant en moi un indicible sentiment d’angoisse. Lorsque je m’éveillai, le lapin était aussi loin que tout rêve qui se dérobe. Celui-ci, l’un des premiers que suscita l’analyse, était à la portée du premier venu, moi y compris. Il ne demandait aucun décryptage et ne présentait pas plus de mystère que la page de bâtons proposée en exercice aux enfants de la maternelle.

Fallait-il que je fusse paumé: même le message qu’il contenait, en quelque sorte un lamentable état des lieux, je ne le reçus pas en clair tout de suite. Mais, sans que je pusse en distinguer la raison, il me semblait que ce lapin ne méritait pas d’être renvoyé dans la fosse commune des songes morts.

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