Pierre Rey
Une saison chez Lacan Genre de texte Contexte Notes Texte témoin
Essai
L’analyse semble déjà bien engagée lorsque le narrateur fait ce rêve.
La méthode de décryptage illustre parfaitement la démarche de Lacan, axée sur les jeux de signifiant.
Paris, Robert Laffont, collection «Points. Essais», 1989, p. 141-42.
Anthony Quinn
Je m’éveille un matin.
Toute faite, une phrase rêvée s’impose à ma mémoire: «Anthony Quinn s’est penché par la fenêtre.»
Sans chercher à décoder, une première interprétation me vient à l’esprit. A propos de «Anthony Quinn », d’instinct, je lis «An Two, ni Quinn».
«An Two lt» («an» en français, «two» en anglais, c’est «l’an deux» du «O soldats de l’an deux»). Le rêve me renvoie donc à un événement qui se déroula lorsque j’avais deux ans, dans l’an deux de mon âge. Mais — pourquoi pas? — ce pourrait être aussi bien à Victor Hugo, qui ferait alors référence à mon «moi victorieux» («Victor Ego») ou à mon père, et de mon père à la Loi, de la Loi à ses représentants, de ses représentants à la liberté, de la liberté à la prison, de la prison à un blocage psychique, du blocage aux barreaux, des barreaux au métal, du métal au papier, du papier à l’écriture, de l’écriture à moi-même, etc.
De métaphore en métonymie, de glissement en condensation, jamais épuisée, la règle du système, pour qu’il fonctionne, est de rester toujours ouvert.
Demeurent les deux dernières syllabes de «Anthony Quinn» — «ni quinn». Toujours sans essayer de décoder, mais s’imposant à moi malgré moi, j’y entends « Ni», première partie du diminutif du nom de ma mère, et Quinn —à lire « Queen», en anglais, la reine, la reine mère. Mais cette « reine» de «Queen», aussi bien, peut s’articuler autour du «Rey-roi» de mon nom - en quoi, selon que je l’accepte ou que je le refuse, le sens général de la lettre, partant, de la totalité de mon rêve, sera modifié. Pas davantage, rien ne m’empêche de relier le « Quinn » au « s’est» du « s’est penché» qui lui fait cortège, ce qui donnerait «Quinn-s’est», c’est-à -dire, avec l’aide d’une minuscule altération phonétique, «Quinn-cé», «coin-cé» — une fois de plus, pourquoi pas? Compte tenu de la mise en garde qui précède, chacun pourra jouer à faire toutes les associations qu’il lui plaira sur le «s’est penché par la fenêtre» qui achève la phrase. A un détail près: ce ne sont pas les miennes. Aussi uniques que des empreintes digitales en ce qu’elles me déterminent comme sujet de l’inconscient, elles resteront inopérantes pour tout autre n’étant pas ce sujet-là .
En l’occurrence, moi-même.
Car, sans la spécificité de la situation analytique, du transfert qu’elle impliquait et de leur rencontre avec la singularité de mes propres associations, je n’aurais jamais pu faire fonctionner les clés de l’élucidation dont rien ne m’aurait permis d’identifier les signes, encore moins, bien entendu, de les décrypter pour décoder le sens de mon rêve me renvoyant à un événement de mon enfance qui devait, plus tard, prendre place dans les symptômes issus de la serre où s’ébrouent les signifiants, nouant, faisant et défaisant, au hasard de leur libre entrelacs, le destin qui est le nôtre.