Raymond Queneau

Contes et propos

France   1981

Genre de texte
Récit

Contexte
Ce livre rassemble des écrits en prose de l’auteur datant de 1922 à 1973, marqués par l’absurde. Les récits de rêves sont présentés dans le dernier texte du livre, publié en 1973. On apprend à la fin du texte que ce ne sont pas, en vérité, des rêves, mais des événements qui ont réellement eu lieu.

Texte témoin
Paris : Gallimard, 1981, p. 237-241.





Pseudo-rêves

Je me rends à un déjeuner de mathématiciens. Le premier invité qui arrive porte un violoncelle. Bien que nous soyons dans un faubourg de la ville, nous nous trouvons devant un ruisseau où poussent des nénuphars. Un des mathématiciens présents fait remarquer combien Héraclite s’est trompé en disant qu’on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve: quand on boit un verre d’eau il y a certainement plusieurs molécules H2O qui ont déjà passé par notre corps. Les autres l’approuvent.

* * *

Je rencontre un Arabe et je lui apprends la mort d’un ouvrier espagnol qu’il connaissait. Cela ne l’étonne pas car l’autre travaillait dans un chantier où il avait reçu une boule de fer sur la tête. Je m’approche du chantier voisin : la Seine a envahi les fondations. On a dû couper l’eau.

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Ma belle-sœur me rapporte les livres que je lui avais prêtés. Je ne me souvenais pas des titres. Elle conduit une petite voiture à changement de vitesses automatique et se plaint de rhumatismes.

* * *

Je suis à la campagne chez un médecin. Il fait griller des aubergines et des côtelettes qui prennent feu, puis il joue du luth.

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Un de mes amis est mort. Un autre de mes amis que je n’ai pas vu depuis longtemps va l’embrasser sur le front. Un troisième me demande qui est une dame qui se trouve là. Je lui dis : « C’est le chef de fabrication. » Lui : « La femme du chef de fabrication? – Non, lui dis-je, le chef de fabrication. » Il va lui serrer la main.

* * *

La femme du boucher m’écrit une lettre pour me demander de laisser les volets à l’italienne. Je me demande pourquoi et ce que ça veut dire.

* * *

Je me trouve dans une petite ville dont je ne connais pas la topographie. Je m’applique à suivre le même itinéraire que la veille. Je me risque cependant à prendre une ruelle étroite dont les maisons semblent abandonnées. Il y a là une boutique de coiffeur sans coiffeur ni clients. Je me demande quelle idée il avait eue de s’installer dans un endroit aussi peu « passant ». En sortant de cette ruelle je vois une grosse dame en pantalon qui promène un chat au bout d’une longue laisse et qu’accompagne un loulou de Sibérie.

* * *

J’entre dans une église encore ornée d’un autel traditionnel. Sur une feuille de papier format commercial affichée contre le confessionnal il y a la liste des membres de la confrérie Sainte-Rose. Je la lis attentivement. Puis j’examine non moins attentivement le pied d’une colonne romane orné d’un lièvre et d’un escargot. Au moment où je vais sortir, entre un prêtre en soutane. Je lui demande ce que c’est que la confrérie Sainte-Rose. Il me l’explique mais je n’ai gardé qu’un souvenir confus de ses explications, quant à la confrérie (il s’agit de pain bénit... de messes dites...); quant à la sainte, il souligne qu’il ne s’agit pas de sainte Rose de Lima, mais d’une sainte locale.

Un peu plus tard, je me trouve dans un hameau perdu. Il y a là une église qui a un rapport avec l’hôtel de Sens à Paris. Le fermier voisin a prêté la clé pour qu’on puisse la visiter. Il arrive le torse nu accompagné de sa femme en short. Devant nous il y a une mare; canards et canes vont se coucher car il est très tard. La lune est presque pleine.

* * *

Je demande dans un café où se trouve la chapelle Saint-Baudel. Nul ne la connaît sauf la patronne qui m’indique le chemin. Je la trouve sans difficulté. A l’intérieur je vois deux garçons à peu près nus sur des matelas; aux murs des fanions de la Jeune Garde, mais au plafond subsistent bien les peintures du xvie siècle que je m’attendais à y découvrir.

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Dans un village absolument désert, un paysan sur la grand-place s’essaie à faire s’élever dans les airs un cerf-volant en forme de parachute.

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J’ai loué une maison et je sors pour aller dans le jardin. Je suis surpris d’y trouver une dame en train d’écosser des petits pois. Elle est installée sur un rocking-chair. Elle me dit : « Venez donc de notre côté. » Je m’excuse en bafouillant et referme la porte derrière moi.

* * *

Je vois une affiche conservée sous verre au-dessus d’une tombe. C’est le discours prononcé par un meunier en 1896; discours qu’il a fait imprimer : un éloge de sa mère décédée à quatre-vingt-deux ans. Il est, lui, le troisième de dix-huit enfants. Il y a dans le texte le mot « fatal » et d’autres du même genre.

Je me rends dans l’église voisine, restaurée avec poutres apparentes vernissées et rampes au néon. Il y reste cependant deux petites figures sculptées gothiques.

Je sors et me trouve de nouveau dans le cimetière. On y a groupé les tombes des morts à la guerre. Ils sont quatre. Les croix qui surmontent les tombes et les chaînes qui les relient sont en fer forgé d’un style étrange.

Je vais relire le discours du meunier.

* * *

Des parents visitent Saint-Benoît avec leur petite fille. Je regarde les chapiteaux avec attention lorsque le père me dit (en me tutoyant) : « Explique-lui ce que c’est que la messe. » Je regarde la petite fille. Elle doit avoir six ans. Je demande : « A-t-elle reçu une éducation chrétienne? – Non », m’est-il répondu. Je suis bien embarrassé et je me tais tandis que le père se lance dans des explications que la petite fille écoute les yeux ronds. La mère sourit. Elle a acheté des gâteaux : ils sont bons, paraît-il, à Saint-Benoît-sur-Loire.

* * *

Attablé à la terrasse d’une petite ville de province, je regarde la statue d’un physicien et, malgré le crépuscule qui se transforme en nuit, j’essaie de déchiffrer les inscriptions du socle. Soudain, les sirènes. Les gens se mettent aux fenêtres. Un certain temps se passe. Les volets se referment. Il n’y a plus de curieux lorsque passe la voiture des pompiers. Alors surgit de l’ombre un personnage dont le visage me rappelle celui d’un alcoolique obstiné du Dépôt 24 pendant la drôle de guerre. Il vient vers moi et me tend la main en m’appelant maître.

Texte sous droits.

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