André Pieyre De Mandiargues

Le Musée noir

France   1946

Genre de texte
Nouvelles

Contexte
Le récit du rêve se trouve dans la huitième et dernière nouvelle du recueil intitulée « Le casino patibulaire ».

En visite en Italie, le comte de Numa désire se rendre en compagnie de son secrétaire au casino des rizières dans la plaine lombarde pour s’y divertir. En s’y rendant, il se rappelle un rêve qui s’avérera prémonitoire lors d’une étrange cérémonie dans un casino (p. 220-222).

Texte témoin
Paris : R. Laffont, 1946, p. 212-214.




Une hideuse vision

Funeste inversion des symboles

Le comte se taisait, laissant à l’autre le soin de marcher en avant pour le guider et l’avertir des endroits difficiles par un simple geste qui ne dérangeât pas le silence. Des images qu’il avait vainement essayé de se rappeler depuis le matin lui revenaient en foule. C’était d’un rêve, presque entièrement aboli à l’instant de son réveil – face à face avec la signorina Giovenca Belcorno, jeune beauté déjà trop massive qui faisait parfois semblant de chanter entre les choristes de la Scala : un grand Å“il pâle dans un désordre de rubans et de cheveux filasse auprès de quoi le comte avait passé toutes ses dernières nuits, – et de nouveau, il s’aperçoit en train de parcourir une longue avenue bordée de cierges hauts comme des peupliers, sous de plumeux nuages d’un éclat de corbeau qui dérivent entre les flammes grelottantes. A son bras est une femme voilée qui marche péniblement, il la conduit vers un autel encore invisible, mais qu’il sait devoir rencontrer au bout de l’avenue, et quand un défaut du terrain les incline l’un vers l’autre pour reprendre appui, il la sent frissonner ainsi que les flammes au contact des nuages chargés de gouttes d’eau. Les cierges sont portés par d’énormes chandeliers en vieil argent, d’une forme trapue et carrée qui évoque aussi bien les socles des statues que les caisses où l’on fait passer l’hiver aux orangers; à peu près au tiers de chacun, se trouve l’ancien écu des seigneurs de Numa : « d’argent, au bucrâne de sable ceint d’une couronne d’épines de gueules », fixé à la cire par une tige pointue dont on ne peut connaître le métal sous le chiffon brun qui l’enveloppe ainsi qu’une pièce délicate pour laquelle on craint la rouille. Alors quelque chose se déchire, et le comte saisit avec terreur que le voile de la jeune épousée n’est pas de mousseline blanche selon la coutume, mais de crêpe, et plus noir que le tourbillon de suie qui retombe sur la campagne après l’incendie d’une grange, que les cierges sont coulés dans une cire teinte en un violet du plus menaçant augure, et que les cloches ne sonnent pas un carillon de joie, mais un glas de mort, dont les coups lentement espacés se rapprochent, à chaque fois, comme s’ils sautaient de l’un à l’autre candélabre jusqu’à venir enfin battre sinistrement dans le vide de son propre crâne. Devant les fiancés vont en cortège des suisses brodés de nickel et de plomb, armés de hallebardes empanachées de feuilles rousses, masqués de loups en fil de fer noir baroques comme les grilles d’un couvent ; de l’autre côté des grands cierges moutonne une cohue en robes de pénitents qui brandit de petites chandelles fumeuses, et il filtre un bourdonnement lugubre au-dessus de toutes ces cagoules blanches ou noires. Une odeur de viande échauffée, à chaque pas plus forte, sort du voile de la promise; que celui-ci aille un instant s’entr’ouvrir : c’est une horrible tête de bovidé aux chairs entièrement pourries que le comte de Numa voit remuer, à l’intérieur, par l’effet d’une tribu d’animaux minuscules qui courent à la surface en n’épargnant que les yeux, déjà flasques et rivés sur lui de leurs pauvres prunelles grisés.

Tous les efforts du comte pour se remettre autre chose en mémoire ne lui servirent à rien ; l’image persistait avec une obstination de borne, sans qu’il pût la franchir ni se rappeler le tour pris par son rêve après la hideuse vision. Il fallut, pour l’arracher à cette verminière, l’intervention de son secrétaire qui, le voyant ainsi absorbé, dut l’éveiller en lui prenant respectueusement le bras quand tous deux furent arrivés devant les casinos.

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