Emily Brontë

Wuthering Heights

Angleterre   1847

Genre de texte
Roman

Contexte
Ce rêve a lieu vers le début du roman, au chapitre trois. Le rêveur est M. Lockwood, le principal narrateur du roman, mais externe à l'action. Lockwood a loué la Grivelière, propriété de M. Heathcliff, qui est également le propriétaire actuel des Hauts de Hurle-Vent. En rendant visite à Heathcliff, Lockwood doit passer la nuit aux Hauts de Hurle-Vent et on le loge dans l’ancienne chambre de Catherine Earnshaw, le personnage principal du roman et la défunte bien-aimée de Heathcliff. Lockwood lit les notes que Catherine enfant a gribouillées dans les marges d’un livre de sermons. Dans ces notes, elle se plaint des longues messes du dimanche présidées par Joseph. Joseph était un domestique aux Hauts de Hurle-Vent, et un chrétien évangélisateur. Il prêchait aux enfants quand le mauvais temps les empêchait d’aller à l’église. Juste avant que Lockwood ne s’endorme, il remarque un titre dans le livre de sermons : «Septante fois sept, et le Premier de la septante et unième. Un discours pieux présenté par le Révérend Jabes Branderham». Ce titre, et les notes en marge de Catherine, donnent lieu au rêve de Lockwood.

Le titre renvoie au texte biblique de Mathieu 18. 21-22.

Dans le rêve de Lockwood, l’attaque de la congégation à l’église reflète ses sentiments d’exclusion dans la région rurale où sont situés les Hauts du Hurle-Vent. Cette attaque annonce aussi le conflit, la violence et le chaos omniprésents dans le récit de l’aventure amoureuse de Heathcliff et Catherine, selon ce qui est raconté à Lockwood par Nelly Dean, la maîtresse de maison de la Grivelière.

Texte original

Texte témoin
Les Hauts de Hurle-Vent, Paris: Librarie Séguier, Archimbaud, 1989, p.50-53. Traduit de l’anglais par Frédéric Delebecque.

Édition originale
Wuthering Heights, New York: St. Martin’s Press, 1968, p. 26-28.




Le premier rêve de Lockwood

Un sermon interminable

Je commençai à rêver presque avant d’avoir cessé de me rendre compte de l’endroit où je me trouvais. Il me semblait que c’était le matin ; je m’étais mis en route pour rentrer chez moi, avec Joseph comme guide. Une épaisseur de plusieurs mètres de neige couvrait notre chemin. Comme nous avancions péniblement, mon compagnon m’accablait d’incessants reproches parce que je n’avais pas pris un bâton de pèlerin ; il m’assurait que je ne pourrais jamais pénétrer dans la maison sans en avoir un, et brandissait fièrement un gourdin à lourde poignée, auquel je compris qu’il donnait ce nom. Pendant un instant, je considérai qu’il était absurde que j’eusse besoin d’une pareille arme pour obtenir accès à ma propre demeure. Puis une autre idée me traversera l’esprit. Ce n’est pas là que j’allais : nous étions partis pour aller entendre le célèbre Jabes Branderham prêcher sur le texte Septante fois sept ; l’un de nous – Joseph, le prédicateur ou moi — avait commis le Premier de la septante et unième, et devait être publiquement dénoncé et excommunié.

Nous arrivâmes à la chapelle. J’ai passé devant en réalité, dans mes promenades, deux ou trois fois ; elle est située dans un pli de terrain, entre deux collines, à une assez grande altitude, près d’un marais dont la boue tourbeuse convient très bien, paraît-il, pour embaumer les quelques cadavres déposés là. Le toit est resté entier jusqu’ici ; mais comme le traitement du pasteur n’est que de vingt livres par an, avec la jouissance d’une maison composée de deux pièces qui menacent de se réduire rapidement à une seule, aucun pasteur ne veut accepter les devoirs de cette charge, d’autant plus qu’on dit couramment que ses ouailles le laisseraient mourir de faim plutôt que d’augmenter son revenu d’un penny de leurs poches. Quoi qu’il en soit, dans mon rêve Jabes avait un auditoire nombreux et attentif : et il prêchait … grand Dieu! Quel sermon ! divisé en quatre cent quatre-vingt-dix parties, chacune de la longueur d’un sermon ordinaire, et chacune traitant d’un péché particulier ! Où il allait les chercher, je n’en sais rien. Il avait sa manière à lui d’interpréter le texte, et il paraissait nécessaire que le fidèle commît à chaque occasion des péchés différents. Ceux-ci étaient des plus curieux : de bizarres infractions que je n’avais encore jamais imaginées.

Oh ! que j’étais fatigué ! Comme je me tortillais, bâillais, m’assoupissais, et me réveillais ! Comme je me pinçais, me piquais, me frottais les yeux, me levais, me rasseyais, et poussais du coude Joseph afin qu’il me dît si le prédicateur aurait jamais fini ! J’étais condamné à tout entendre jusqu’au bout. Enfin, il aborda le Premier de la septante et unième. À cet instant critique, j’eus une inspiration soudaine, sous l’empire de laquelle je me levai pour dénouncer Jabes Branderham comme l’auteur du péché qu’un chrétien n’est pas tenu de pardonner.

— Monsieur, m’écriai-je, assis entre quatre murs j’ai enduré et toléré sans interruption les quatre cent quatre-vingt-dix parties de votre sermon. Septante fois sept fois j’ai pris mon chapeau et j’ai été sur le point de m’en aller… septante fois sept fois vous m’avez déraisonnablement obligé de reprendre mon siège. La quatre cent quatre-vingt-onzième fois dépasse les bornes. Compagnons de martyre, sus à lui ! Faites-le dégringoler, et réduisez-le en atomes, pour que les lieux qui l’ont connu ne puissent plus le connaître !

— Tu es l’homme ! s’écria Jabes, après une pause solennelle, en se penchant par-dessus son coussin. Septante fois sept fois tu as tordu ton visage en bâillant… septante fois sept fois j’ai tenu conseil en moi-même… Bah! Ai-je pensé, c’est de la faiblesse humaine, cela encore peut être absous. Mais voici le Premier de la septante et unième. Frères, exécutez sur lui le jugement qui est écrit. C’est un honneur qui revient à tous les bons chrétiens !

Sur cette parole finale, tous les membres de l’assemblée, levant leurs bâtons de pèlerins, m’assaillirent en cercle d’un même mouvement. N’ayant pas d’arme à leur opposer pour ma défense, je commençai à me colleter avec Joseph, mon assaillant le plus proche et le plus féroce, pour lui enlever le sien. Dans la confusion de la mêlée, plusieurs gourdins se rencontrèrent ; des coups qui m’étaient destinés tombèrent sur d’autres crânes. Bientôt la chapelle entière retentit du bruit des attaques et des ripostes. Chacun se mit à cogner sur son voisin ; et Branderham, ne voulant pas rester oisif, épancha son zèle en une pluie de tapes bruyantes sur le rebord de la chaire, qui résonnait si fort qu’à la fin, à mon indicible soulagement, je me réveillai.

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