Novalis

Henri d’Ofterdingen

Allemagne   1802

Genre de texte
Roman

Contexte
Ce rêve est raconté par le père d’Henri à la suite d'une discussion sur la valeur et le sens des rêves. Il date de l'époque où le père était jeune. Celui-ci le raconte parce que c'est l'un des rares rêves dont il se souvienne et qu’il fut d'une clarté exceptionnelle. Ce rêve l'avait incité à quitter Rome où il se trouvait, pour aller à Augsburg et y demander en mariage la future mère d'Heinrich. Ce rêve fait écho à celui d'Heinrich, car le père aussi a rêvé de la fleur bleue, sans s'en rendre compte pourtant.

Le rêve du père de Novalis est une variation sur le thème de l,enfant prédestiné, tel qu'il apparaît dans le rêve biblique de Joseph (fiche 1069).

Notes
[1] La Plaine d’Or s’étend entre le Harz et le Kyffhäuser au sommet duquel le père d’Henri est parvenu ; c’est la riante vallée de l’Helme entre Nordhausen et Sangerhausen. Du Kyffhäuser, la vue s’étend au nord jusqu’au Brocken, au sud jusqu’aux hauteurs de la Forêt de Thuringe. C’est la patrie d’Ofterdingen et de Novalis. Artern, où Novalis a composé une partie de son roman, est situé au pied du Kyffhäuser. Le paysage décrit dans le roman est caractéristique de cette contrée pittoresque et riche de souvenirs.

[2] Ce vieillard serait Frédéric Barberousse, qui d’après la légende, n’est pas mort à Antioche et dort d’un sommeil magique dans la grotte du Kyffhäuser, en attendant de reconstituer l’Empire. Sa fille l’accompagne. [Note du traducteur]

Texte original

Texte témoin
Henri d’Ofterdingen, Flammarion, Paris, 1992, p. 80-82.

Édition originale
Henri d’Ofterdingen, Traduction et préface par Marcel Camus, Éditions Aubier, Paris, 1942.

Heinrich von Ofterdingen, 1802.




Rêve du père d’Henri

Songe prophétique

Je fus bientôt endormi, et en rêve il me sembla que j’étais dans ma ville natale et endormi et que j’en sortais comme obligé de partir, pour aller conclure quelque affaire, et pourtant je ne savais ni où je devais me rendre, ni de quelle tâche je devais m’acquitter. Je me dirigeai vers le Harz d’un pas extrêmement rapide, heureux comme si j’allais me marier. Je ne suivais pas la route: je marchais à travers champs, par monts et par vaux, et j’atteignis bientôt une haute montagne. Arrivé au faîte, je vis à mes pieds la Plaine d’Or [1] et j’embrassai du regard toute la Thuringe s’étendant à la ronde, car aucun sommet dans le voisinage ne m’en masquait la vue. En face, c’était le Harz avec ses hauteurs sombres; je distinguai d’innombrables châteaux, des monastères et des villages. Et dans cet instant de satisfaction intérieure, je vins tout à coup à penser au vieil homme chez qui je dormais, et il me sembla que mon séjour dans sa maison avait eu lieu dans un passé lointain. Bientôt j’aperçus un escalier qui pénétrait à l’intérieur de la montagne : je me mis à le descendre. Après un long moment, je parvins à une vaste grotte ; un vieillard [2] enveloppé d’un grand manteau était assis à une table de fer et ne détournait pas ses regards d’une statue de marbre qui lui faisait face, image d’une jeune fille divinement belle. En poussant, la barbe du vieillard avait traversé la table de fer et venait lui recouvrir les pieds. Le visage était grave et accueillant à la fois, et il me rappelait un antique que j’avais vu le soir chez mon hôte. Une lumière éclatante se répandait dans toute la grotte. Comme j’étais là, debout, à contempler cette scène, mon hôte me frappa soudain sur l’épaule, et me prenant la main, m’entraîna par de longs corridors. Au bout d’un certain temps, j’aperçus de loin une pâle lueur, comme si le jour allait poindre. Je pressai le pas dans cette direction et je me trouvai bientôt dans une plaine verdoyante; mais toutes choses m’y parurent bien différentes de ce qu’elles sont en Thuringe. Des arbres énormes, aux longues feuilles brillantes, répandaient leur ombre loin alentour. L’air était très chaud, sans être étouffant. Partout des sources et des fleurs; mais parmi toutes ces fleurs, une me charma tout particulièrement, et il me sembla que les autres s’inclinaient devant elle…

— Ah ! père bien-aimé, dites-moi donc quelle était sa couleur! s’écria le fils en proie à une vive émotion.

— Je ne m’en souviens plus, bien que j’aie gravé tout le reste dans ma mémoire avec une grande précision.

— N’était-elle pas bleue ?

— C’est possible, reprit le père sans prêter attention à l’extraordinaire exaltation d’Henri. Je ne sais plus qu’une chose: c’est qu’un sentiment ineffable m’étreignait et que je demeurai longtemps ainsi, sans me préoccuper de mon guide. Lorsque enfin je me tournai vers lui, je remarquai qu’il m’observait attentivement et qu’il me souriait avec une joie profonde. Par quels moyens suis-je sorti de là? Je ne m’en souviens plus. Je me retrouvai au sommet de la montagne. Mon compagnon se tenait près de moi et disait : «Tu as vu la Merveille du monde. Il dépend de toi que tu deviennes l’être le plus heureux de la terre, et davantage encore: un homme illustre. Pénètre-toi bien ce que je vais te dire: si tu reviens ici à la Saint-Jean, vers le soir, et que du fond du cœur tu pries Dieu de te donner l’intelligence de ce rêve, alors la plus haute des destinées terrestres deviendra ton partage; mais ensuite, fais bien attention à une petite fleure bleue que tu trouveras sur cette cime: cueille-la; pour le reste, il faut t’en remettre humblement à la providence céleste.» Là-dessus, mon rêve me transporta parmi les plus nobles figures de l’humanité, et des âges sans fin se déroulèrent à mes yeux et en une fantasmagorie de scènes variées. Ma langue était comme déliée et mes paroles avaient l’harmonie de la musique. Puis tout redevint terne, étroit et banal; je vis ta mère devant moi, avec un regard tendre et timide; elle tenait dans ses bras un enfant resplendissant de lumière; elle me le tendait, quand tout à coup cet enfant grandit à vue d’œil, devint de plus en plus rayonnant de clarté et enfin s’éleva au-dessus de nous avec ses ailes d’une blancheur éblouissante; nous prenant tous les deux dans ses bras, il nous emporta si haut dans son vol que la terre ne nous apparaissait plus que comme une écuelle d’or, dentelée des plus délicates ciselures. Ensuite, je ne me rappelle plus rien, sinon que la fleur, la montagne et le vieillard se montrèrent à moi de nouveau; mais je m’éveillai un instant après et je me sentis ému d’une violente passion.

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