Novalis

Henri d’Ofterdingen

Allemagne   1802

Genre de texte
Roman

Contexte
Henri tombe amoureux de Mathilde, la fille du sage Klingsohr. Après avoir fait une promenade avec le vieillard et l’avoir convaincu de son amour et de sa fidélité, il s’endort tard après la levée du jour.

Notes
Ce rêve prophétique fait pendant au premier rêve d’Henri : celui-ci lui avait révélé l’Amour ; le second lui fait comprendre la nécessité de la mort pour l’union complète des âmes. Noter que la mort de Mathilde ne sera pas décrite dans le roman : ce rêve précis est plus vrai que l’histoire.

Novalis, né en 1772, s’était fiancé secrètement en 1795 avec Sophie von Kühn. Mais celle-ci mourra deux ans plus tard et ce drame marquera profondément le jeune homme, qui vivra cette disparition comme une expérience mystique.

Texte témoin
Henri d’Ofterdingen, Flammarion, Paris, 1992, p. 169-170.

Édition originale
Henri d’Ofterdingen, Traduction et préface par Marcel Camus, Éditions Aubier, Paris, 1942.

Heinrich von Ofterdingen, 1802.




Rêve oppressant et prémonitoire

Dans le fleuve

Henri était exalté et ne s’endormit que fort tard, au petit jour. En des rêves étranges, les flots divers de sa pensée vinrent se mêler. D’une verte prairie montait le scintillement d’un fleuve bleu et profond. Sur la surface unie, une barque flottait. Mathilde y était assise et ramait. Parée d’une couronne de fleurs, elle chantait une chanson naïve et fixait vers lui, sur le bord, un regard plein de douce tristesse. Il avait la poitrine oppressé et ne savait pas pourquoi. Le ciel était serein, le flot tranquille. Dans les ondes se reflétait le céleste visage de son amie. Tout à coup, le canot se mit à tourner sur lui-même. Il appela Mathilde avec un cri d’angoisse. Elle sourit, et posa sa rame dans la barque qui continuait à tournoyer. Une anxiété sans bornes s’empara de lui. Il s’élança dans le fleuve, mais il ne put avancer, le courant l’emportait. Elle fit un signe, parut vouloir lui dire quelque chose ; déjà le canot prenait l’eau ; pourtant elle souriait avec une indicible tendresse, regardant le tourbillon mortel avec sérénité. Brusquement, elle fut entraînée dans l’abîme. Une brise légère caressa la surface du fleuve, qui coulait de nouveau aussi calme et aussi splendide qu’auparavant. L’effroyable angoisse lui fit perdre connaissance. Son cœur ne battait plus. Il ne reprit ses sens que lorsqu’il se sentit revenu sur la terre ferme. Il avait dû être emporté au loin par le flot. Il se trouvait dans une contrée inconnue. Il ne savait ce qui lui était arrivé. Sa vie intérieure s’était évanouie. La tête vide, il avança à travers la campagne. Il ressentait une affreuse lassitude. Une petite source sortait du flanc d’une colline, et ses eaux tintaient comme autant de cloches. De la main il y puisa quelques gouttes et humecta ses lèvres desséchées. La terrible aventure était maintenant derrière lui, comme un rêve oppressant. Il avançait toujours plus loin, sans trêve. Les fleurs et les arbres lui parlaient. Il se sentit bientôt tout à fait à l’aise, comme s’il était dans sa patrie. Alors retentit de nouveau la chanson naïve. Il courut dans la direction d’où venaient ses accents. Tout à coup, quelqu’un le retint par son vêtement.

Mon cher Henri !
cria une voix connue. Il se retourna, et Mathilde le serra dans ses bras.
Pourquoi fuyais-tu devant moi, cœur chéri ? dit-elle en reprenant haleine. Il m’était presque impossible de te rejoindre.
Henri pleurait. Il la pressa sur sa poitrine.
Où est le fleuve ?
s’écria-t-il à travers ses larmes. — Ne vois-tu pas ses eaux bleues au-dessus de nous ? Il leva les yeux ; le flot bleu coulait doucement au-dessus de leurs têtes.
Où sommes-nous, chère Mathilde ?
—
Chez nos parents.
—
Resterons-nous ensemble ?
—
Éternellement
, répondit-elle en appuyant ses lèvres sur les siennes et en l’enlaçant si fermement qu’elle ne pouvait plus se séparer de lui. Elle lui prononça, dans la bouche, un mot magique et mystérieux qui résonna par tout son être. Il allait le répéter quand, à l’appel de son grand-père, il se réveilla. Il eût volontiers donné sa vie pour se rappeler ce mot.

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