Carol Shields

Unless

Canada   2002

Genre de texte
Roman

Contexte
Au moment où Reta Winters, traductrice renommée, fait une tournée aux États-Unis pour promouvoir son premier roman, My Thyme Is Up, elle passe une nuit dans le «Writer’s Suite» d’un hôtel à Georgetown, Washington et elle y fait ce rêve. Deux ans plus tard, sa fille aînée deviendra une mendiante dans la ville de Toronto avec, autour du cou, une pancarte affichant le mot «Goodness». Le rêve était donc prémonitoire en un sens, mais il est raconté dans une analepse, le choix étrange de la fille étant révélé dès l’ouverture du roman.

Notes
Traduction de C.V.

Texte original

Édition originale
Unless. A Novel. Random House Canada, 2002, p. 83-85. Il a été traduit en français sous le titre Bonté.




RĂŞve de la cuisine

Le frigo est vide

Dans le grand lit très large, j’ai eu un rêve troublant mais familier — c’est le rêve que je fais toujours quand je suis loin d’Orangetown, loin de ma famille. Je suis debout dans la cuisine à la maison, en train de préparer un repas compliqué pour des invités, mais il n’y a pas assez d’aliments pour ce faire. Dans le frigo, il y a un seul œuf et peut-être une tomate. Comment vais-je nourrir tous ces ventres affamés?

Je suis consciente de la façon dont ce rêve pourrait être analysé par un spécialiste des rêves : le manque d’aliments signifie le manque d’amour, quelle que soit la manière dont j’étire cet œuf et cette tomate, il n’y aura jamais assez de Reta Winters pour tous ceux qui ont besoin d’elle. C’est sûrement de cette façon que ma vieille amie Gwen, que j’envisageais de revoir à Baltimore, interpréterait le rêve, si j’étais assez folle pour le lui raconter. Gwen est obsédée par la tenue de son journal de rêves — comme le sont bon nombre de mes amis — et elle enregistre aussi les rêves des autres si on les lui offre et si elle les trouve valables. Elle est, ainsi qu’elle le prétendait dans une lettre récente, une onirocritique, ayant suivi un cours à distance en interprétation des rêves.

Je résiste à la théorie d’un manque d’amour. Je comprends les rêves comme un langage parallèle que nous n’avons pas nécessairement besoin d’apprendre. Mon rêve du frigo vide, à mon avis du moins, fait simplement allusion à la cessation brutale ou à l’interruption des obligations journalières. Durant plus de vingt ans, j’ai eu à préparer trois repas par jour pour les diverses personnes avec lesquelles je vis. Il se peut que je ne sois pas consciente de cette obligation, mais il est sûr qu’à un certain niveau je dois toujours être en train de calculer et de répartir la quantité de nourriture qu’il y a dans la maison avec le nombre de bouches à nourrir. Tom et les filles, les amis des filles, ma belle-mère et diverses connaissances de passage. Et il y a aussi le chien à nourrir, et l’eau pour son bol à la porte d’en arrière. Loin de la maison, libérée de mes responsabilités pour les repas, mes calculs non réalisés se faufilent dans mes rêves comme un moteur laissé en train de tourner et me laissent aux prises avec cette réserve insuffisante de nourriture et la réalité de mon impréparation. Une toute petite crise en rêve, mais qui me réveille toujours avec un sentiment de terreur.

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