Denis Thériault

L’iguane

Québec   2001

Genre de texte
roman

Contexte
Le narrateur rêve de façon récurrente du lieu où s’est produit le fatal accident de motoneige.

Il y rencontre le spectre de son père décapité.

Texte témoin
Denis Thériault, L’iguane, Montréal, collection Romanichels, 2001, p. 91-94.




Rêve allégorique

Expédition onirique 2

Le Kilomètre 54 est tissé de multiples ailleurs. Il a une vie propre, une frange frémissante. Il est peuplé d'heures différentes, tantôt lugubres, tantôt paisibles, mais toujours neuves, et parfumées parfois tel un matin de décembre. Il a son jour pâle, incertain et bouché, et sa nuit soyeuse, étincelante: le blizzard n'est que son visage le plus sévère. En fait, je crois comprendre que le Kilomètre obéit aux humeurs du spectre, qu'il s'y adapte et s'en nourrit. À moins que ce ne soit le contraire. Entre les deux, il y a en tout cas une relation ombilicale, un rapport symbiotique. Le spectre lui-même n'est pas méchant, après tout. Son aspect est terrifiant mais il reste inoffensif. Il ne s'occupe pas de moi et semble ne rien entendre quand je lui parle. Il me laisse marcher à ses côtés lorsqu'il décide de porter Maman pendant des heures dans la nuit fracassée, suivant les rails sans jamais atteindre la lune écarlate, sans jamais arriver nulle part... Il est ainsi, le spectre, à l'image même du Kilomètre: rempli de vides immenses, insensé, létal, et pourtant magnanime à sa manière.

Aucun vent ne troublait l'immaculée blancheur, et des légions de flocons aéroportés chutaient paresseusement. Le spectre tenait Maman dans ses bras et la berçait comme un [92] petit enfant. Il caressait son front, ses cheveux, et ses gestes étaient empreints de délicatesse. Je pense qu'il l'aurait embrassée s'il l'avait pu, et ses intentions me sont apparues éclairées d'une lumière nouvelle. Le motif de cette garde jalouse qu'il monte auprès de ma mère serait-il tout simplement l'amour? Mon père est-il incapable de se séparer de sa bien-aimée? Est-ce pour cela qu'il la tient captive? Comment alors puis-je espérer le convaincre de me la rendre? Et d'abord, comment me faire entendre de ce fantôme mélancolique qui n'a même pas d'oreilles pour écouter, et encore moins de bouche pour répondre? Par quel moyen communiquer? En utilisant le morse? La télépathie?

On dirait que le spectre veut prendre l'initiative. Cette nuit, gagnant le Kilomètre 54, je l'ai trouvé qui m'attendait au bord du ballast. Il paraissait agité, singulièrement conscient de ma présence. Se déparant de la souveraine réserve qui marquait jusque-là son comportement, il s'est adressé à moi par gestes. Dans un mouvement d'impuissance, il a englobé le Kilomètre, puis ses moufles sont tombées et ses mains se sont tendues vers moi. C'était un peu le geste qu'aurait pu avoir le fils du Gars des vues en appelant à lui les petits enfants, sauf que j'étais le seul mioche à la ronde, et peu enclin à honorer l'invitation. Les mains de Papa se sont élevées, se sont portées jusqu'au vide massif de son visage, et de son cou béant a jailli une langue de feu. Cette flamme dansait sur ses épaules et s'enroulait dans ses propres volutes, adoptant la forme grossière de la tête qu'il n'avait plus. C'était comme une bouillie de métaux en fusion où s'ébauchait l'ombre grimaçante d'une figure tourmentée. Les mains se sont détachées de ce visage incendié et se sont abaissées vers moi en un geste de supplique. [93] Insistantes. Implorantes. Puis elles ont battu l'air frigide comme des mouettes effarées et se sont envolées juste avant que s'évanouisse le songe.

C'est la première fois que le spectre se départit de son armure d'indifférence et tente d'engager un dialogue. Ses intentions restent obscures et le propos du rêve impénétrable, mais j'ai l'impression qu'un nouveau chapitre vient de s'amorcer dans l'histoire de nos relations fantôme-fils.

Je suis visité par de nouveaux songes éclatés, difficiles à décrire, mais qui émanent sans doute de mon père car ils évoquent tous la même chose: ses mains, son visage. J'assiste à l'apparition de figures incandescentes, de têtes de lave mutantes et autres bourgeonnements éruptifs. Et je suis imploré encore et encore par des mains qui s'ouvrent, se tendent vers moi. Je pense que le spectre tente de me transmettre un message. Que signifient ces pantomimes cryptiques et ces crémations insensées? Qu'essaie-t-il de me faire comprendre?

Les visions se font fiévreuses. Certaines sont assez horrifiantes, comme cette face paternelle que des vers affamés bouffent jusqu'à l'os, tandis que d'autres sont simplement étranges, obsédantes: le visage de Papa devenant un impossible jeu de patience, un puzzle rétif dont les pièces refusent de tenir en place et s'égarent l'une après l'autre. Ou une photo sur laquelle ses traits se mettent à danser, puis s'embrouillent jusqu'à devenir méconnaissables. Son portrait dessiné à la craie sur un trottoir que lave la pluie. Le vain sillage de son regard sur lequel se referme l'océan...

Texte sous droits.

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