Léon Tolstoï

La Guerre et la Paix

Russie   1869

Genre de texte
Roman

Contexte
Ce récit se trouve au Livre I, 2e partie, chapitres 9 et 10.

En 1805, les troupes russes sont engagées aux côtés de l’Autriche pour repousser les troupes de Napoléon qui marchent sur Vienne. Le prince André Bolkonski, qui a moins de 30 ans, a assisté à une bataille en sa qualité d’aide de camp. C’est sa première expérience du combat. Tout excité, il court porter à l’empereur la nouvelle de ce qu’il croit être une victoire. Là, il apprend que Vienne est déjà tombée aux mains de Napoléon et que l’Autriche a signé la paix.

Texte témoin
Traduction française d'Elisabeth Guertik, Lausanne, Éditions Rencontre, 1971, vol. 1, p. 238 et 248.




Rêve du prince André

Souvenirs de la journée

La nuit était sombre et étoilée; la route se détachait en noir au milieu de la blancheur de la neige tombée la veille, le jour de la bataille. Tantôt passant en revue ses impressions de la bataille, tantôt imaginant avec joie l’effet qu’allait produire la nouvelle de la victoire, évoquant les adieux du général en chef et de ses camarades, le prince André roulait dans une voiture de poste et éprouvait le sentiment de qui, après une longue attente, va enfin parvenir au bonheur souhaité. Dès qu’il fermait les yeux, le bruit de la fusillade et des coups de canon résonnait à ses oreilles, se confondant avec celui des roues et le sentiment de la victoire. Ou encore il s’imaginait que les Russes étaient en déroute, qu’il était lui-même tué ; mais il se réveillait en sursaut, heureux comme s’il apprenait qu’il n’en était rien et qu’au contraire c’étaient les Français qui fuyaient. Il se rappelait de nouveau tous les détails de la victoire, son propre courage tranquille pendant la bataille et, rassuré, s’assoupissait... Après la sombre nuit étoilée, le jour se leva clair et gai. La neige fondait au soleil, les chevaux trottaient vivement, et à droite comme à gauche défilaient des champs, des forêts, des villages nouveaux.

…

Lorsque le prince André se fut retiré dans la chambre qu’on lui avait préparée et que, vêtu de linge propre, il s’étendit sur un lit de plumes et des oreillers parfumés et chauffés, il sentit que la bataille dont il avait apporté la nouvelle était loin, bien loin de lui. L’alliance avec la Prusse, la trahison de l’Autriche, le nouveau triomphe de Bonaparte, la parade et son audience du lendemain chez l’empereur François occupaient son esprit.

Il ferma les yeux, mais au même instant le grondement du canon, le crépitement de la fusillade, le bruit des roues de sa voiture retentirent à ses oreilles, et voilà que de nouveau les fusiliers déployés descendent des hauteurs, et les Français tirent, il sent son cœur battre, et il se porte en avant aux côtés de Schmidt, les balles sifflent allègrement autour de lui, et il éprouve ce sentiment de joie de vivre décuplée qu’il n’avait pas éprouvée depuis son enfance.

Il se réveilla ...

« Oui, tout cela est arrivé ... » se dit-il en se souriant à lui-même d’un sourire heureux d’enfant; et il s’endormit d’un sommeil profond et jeune.

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