Jacques Chessex

Judas le transparent

Suisse   1982

Genre de texte
roman

Contexte
Ce rĂ©cit de rĂŞve se situe au milieu de la partie II, intitulĂ©e « Le dimanche des Rameaux ». Le roman compte quatre parties.

Aschenbach est un riche fermier de 53 ans qui dirige une secte. Sa femme s’appelle Gloria et a 48 ans. Ils ont deux filles : Virginia et Johanna, des jumelles âgées de 17 ans. Ils hébergent trois locataires : M. Raphaël Turner, 72 ans, et ses deux fils, Pierre et Paul, âgés de 28 et 25 ans. M. Turner dont la femme est décédée se prend pour Judas. Ce passage relate l’un à la suite de l’autre les rêves que font quelques-uns de ces personnages la veille du dimanche des Rameaux. C’est Paul qui fait le rêve exposé ici.

Texte témoin
Paris : Grasset, 1982, p. 87-89.




Hantise du rĂŞve

La tombe maternelle

Je voudrais me réveiller, un beau jour, le cœur net, la fibre délivrée de remords, la tête débarrassée de sa fatigue et de ses rêves. C'était peu avant l'aube, ce matin, j'essayais de ne pas entrer dans un rêve, de fuir, je savais dans mon sommeil que j'allais souffrir et j'ai fini par me laisser prendre, par me laisser gagner, j'étais dans le cimetière du village et je me tenais devant la tombe de Maman. La tombe ne s'ouvrait pas et pourtant je devais voir quelque chose dans la terre, sous le marbre blanc, là encore j'essayais de détourner la tête, de fuir, impossible, je devais voir, il fallait que je regarde les os affaissés de Maman, son crâne riant dans la nuit terreuse. C'était tout. Pas un mot, pas d'appel, simplement ces os couchés, cette mâchoire tout en rire dans l'ombre, et moi, immobile dans le gravier de l'allée, avec l'immense regret qui m'envahissait.

Je me suis réveillé désespéré, comme fou de tristesse. Il n'y avait plus rien à attendre. A vivre. L'enfer retrouvait ses droits d'un seul coup, j'allais y reprendre l'insupportable errance. Mais comment échapper, me cacher, comment fuir la malédiction? Jardin perdu. Mère perdue. Un voyageur seul sur la terre au milieu des cris et des ricanements. Mais la terre est déserte, ce sont les démons qui font ce vacarme et d'autres fantômes, d'autres errants maudits que je croise en reconnaissant, effaré, mon pauvre visage dans le leur.

En me lavant, en m'habillant, je revoyais mon rêve sans cesse, et la tristesse s'alourdissait. En même temps une mauvaise idée commençait à me hanter. Et si ces dix ans n'avaient pas passé? Si ce n'était qu'une illusion horrible, à subir en cet instant comme une torture? Si Maman était encore dans son lit, au premier étage, malade, certes, condamnée, mais elle respire, elle s'éveille, elle me parle, je la prends par le bras, je l'accompagne à petits pas sur la terrasse, je l'installe dans le fauteuil d'osier devant le paysage qu'elle aime et j'épuise lentement la matinée auprès d'elle, ne lisant pas, la regardant, mon livre ouvert sur mes genoux.

Jamais plus. Le désert. Irrémédiable. Je veux m'accrocher à mon rêve, maintenant, surtout ne pas l'oublier, qu'il demeure comme une image toujours renaissante de la morte dans ma mémoire. De la morte.

Mon père et mon frère dorment encore. J'ouvre la porte du sud, je m'assieds sur la terrasse, je regarde le paysage et ainsi commence le dimanche des Rameaux.

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