Jacques Chessex

Judas le transparent

Suisse   1982

Genre de texte
roman

Texte témoin
Paris : Grasset, 1982, p. 91-93.




Rêve de Pierre

Un homme / taureau l’écrase

Je viens de revoir le taureau. J'aime rêver. Mes rêves sont toujours mauvais, mais j'aime rêver. Le plus souvent je me réveille crevé, fâché, nauséeux, rêver m'assomme, m'angoisse, me menace, je ne fais pas des rêves divers, il y en a trois ou quatre, trois pour être tout à fait sûr, qui se relaient dans mon sommeil selon le temps qu'il fait, mon état de fatigue et mon humeur.

Cette nuit, ou ce matin près de l'aube, j'ai eu le rêve Aschenbach. C'est le rêve où il se transforme en taureau, fonce et m'écrase contre la porte de la grange.

A vrai dire, je ne suis pas certain qu'il se transforme complètement. Il est à la fois Franz Aschenbach, en vêtements de travail, massif, la barbe énorme, les yeux perçants sous l'immense front, et le taureau qui me charge. De celui-ci je vois le mufle, très en détail, les veines du mufle, la bave, les naseaux horriblement roses et humides. Je vois avec précision l'œil veiné de sang, le front dur comme un rocher, les sales grosses cornes jaunâtres qui me cherchent. J'aperçois au même moment Franz Aschenbach et le taureau. Ils se fondent l'un dans l'autre en restant distincts. Ils s'emboîtent, je vois simultanément l'homme et la bête mais c'est nettement la bête qui fonce, c'est le souffle de la bête qui s'acharne, ce sont les cornes de la bête qui me tuent. Je suis à la fois transpercé et écrasé. Percement, déchirure atroce et mise en bouillie. Mais je ne meurs pas, semble-t-il, ou je suis en train de mourir très lentement, ou peut-être suis-je déjà mort, et la mort c'est cette atroce oppression, ce poids insupportable, cet écrasement à jamais.

Je fais ce rêve plusieurs fois par mois, lorsque je suis, que je le sache ou non, particulièrement mécontent de moi-même. Je le considère un peu comme un avertisseur : attention, monsieur Pierre, on atteint la cote d'alarme! C'est le moment de veiller au grain! Chacun a les trompettes qu'il peut.

J'ai donc fait ce rêve il y a une heure. Je remarque qu'il ne se transforme pas d'une fois à l'autre. Quelle fatigue. Mais j'aime rêver. Les deux autres rêves sont tout aussi épuisants que celui du taureau. Dans l'un, je cabosse ma voiture contre une glissière de sécurité et je me fais retirer mon permis de conduire. Dans l'autre, je prends le thé avec ma mère et elle me reproche de l'avoir tuée. Nous discutons, je veux me justifier, elle me répète plusieurs fois :« Tu m'as assassinée, Pierre, c'est toi qui m'as assassinée », moi je hausse les épaules et je la laisse seule à récriminer devant sa théière. Comme si c'était ma faute, alors que nous nous épanouissons, si elle bouffe les pâquerettes par la racine.

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